Dans les coulisses de la tournée Forsythe

Arrivés sous la verrière de l’Opéra, au onzième étage, nous nous tenons dans la lumière d’un studio de danse qui laisse pénétrer tous les rayons du soleil et offre une vue immense sur Lyon. Comme suspendus, nous attendons les danseurs. Les sensations d’apesanteur, d’évanescence et de grâce liées à mon imaginaire de la danse semblent entretenues par la configuration du lieu. Paola Kretzschmar

Dans un coin de la salle, nous tentons de nous faire les plus petits possible, presque gênés d’avoir eu le droit d’assister à ce spectacle tout à fait exceptionnel. C’est alors qu’entrent un à un la vingtaine de danseurs du ballet Forsythe ; je fais l’épreuve d’une joyeuse désillusion. Les démarches nonchalantes des danseurs emmitouflés dans des tenues lâches et débraillées, l’esprit de franche camaraderie, les plaisanteries lancées à la volée les rendent d’emblée sympathiques, presque familiers.

Désenchantement

Une fois étirés, lorsque la répétition commence sous l’oeil bienveillant et sévère de la maîtresse de ballet, les danseurs, bien que sûrs de leur pas et irréprochables dans leur gestes, m’apparaissent parfois et de façon amusante comme une classe dissipée : certains mâchent négligemment un chewing-gum en dansant, d’autres font les pitres en mimant grossièrement les mouvements qui viennent d’être exercés, enfin, au fond de la salle, quelqu’un s’accroupit pour remettre son chausson pendant qu’un autre se saisit de l’occasion pour s’en faire un repose-pied.

Pour la première fois, ayant franchi la barrière de l’intimité, ce quatrième mur qui sépare les danseurs du public lors d’une représentation, je découvre ce qui se cache sous les masques impavides, intangibles et de fait inapprochables des danseurs qui se tiennent au loin sur scène. Ici les danseurs retrouvent figures humaines et bonhommes. Au plus près d’eux, leurs allures célestes et fantasmées reprennent un air terrien, ils viennent bel et bien là, chaque matin, exercer une profession comme le commun des mortels et s’octroient des moments de récréation.

Il en va d’un désenchantement mais aussi d’un plus grand partage entre le spectateur et le danseur, puisque l’on a plus affaire à des visages figés et presque désincarnés, mais que l’on peut y lire tant les affinités que la concentration. L’illusion de facilité n’y est plus mais la danse est mise à nu, libérée de l’artifice et les conventions du spectacle. Des regards complices, des sourires, des grimaces de douleurs, des soupirs de soulagement quand on quitte les pointes, et d’autres expressions qui témoignent de l’effort. Ici, la danse n’est plus polie, elle n’est ni parfaite ni sage, mais c’est ce qui la rend encore plus émouvante, parce qu’elle n’est qu’esquisse, labeur, répétition, et qu’ainsi, au plus proche d’elle, nous sympathisons avec les danseurs, nous souffrons avec eux.

Voir le travail se faisant a vraiment un sens et est constructif dans le cas de la chorégraphie de William Forsythe, puisque dans la pièce workwithinwork, il y a toujours un travail dans le travail, des phrases dansées qui s’emboîtent à l’intérieure d’autres de telle sorte que, nous dit l’un des danseurs, «on est toujours en recherche».

Le rôle de la maîtresse de ballet est justement de corriger ou de proposer aux danseurs d’autres clefs pour danser avec plus de justesse. La pièce continue donc de s’écrire dans ces séances de répétition.

Mais la danse est aussi composée de pluralité de danses puisque la chorégraphie de Forsythe ne cherche pas l’unité, ne fait jamais danser à l’unisson mais au contraire laisse aux corps la liberté de s’exprimer en fonction de leur charpente, de leur fluidité ou de leur dynamisme. La chorégraphie ne semble jamais s’imposer aux danseurs, ils en sont simplement les messagers, ils la portent tous avec leurs propres corporalités et leurs propres caractères.

Babel dansante

Une part d’improvisation leur est même laissée, de telle sorte qu’ils puissent réellement interpréter la danse et que la chorégraphie puisse continuer à travailler à l‘intérieur de leur corps. La troupe apparait alors à mes yeux comme une Babel dansante, où l’on
entend du français, de l’anglais, des accents russes et espagnols mais où l’on voit surtout des types d’expressions corporelles très distinctes et pourtant toujours coordonnées par un surcroit d’écoute et d’attention.

Il s’agit bien d’un travail technique, mais pourtant ça n’apparait pas comme une performance, on dirait davantage que ce sont le corps et ses puissances qui prennent le dessus sur la chorégraphie en défaisant la danse elle-même. D’une part en travestissant les codes du classique, car les pointes sont utilisées pour un style très contemporain. Et d’autre part parce que les pulsions ou les déformations du corps ont leur place dans la chorégraphie : tantôt c’est un corps frénétique, presque épileptique qui traverse le plateau, tantôt c’est une bande de danseurs claudiquant qui s’avance sur scène. Nous assistons donc à une danse envahie par les forces et les défaillances du corps.


Les danseurs s’efforcent alors de construire le travail de Forsythe, toujours ouvert, en déconstruisant les codes de la danse. J’ai moi-même déconstruit mes préjugés sur le métier du danseur en me rendant compte que danser ensemble ne veut pas dire danser uniformément, mais faire résonner des corps qui ont leur tonalité propre.

L’esprit espiègle et chaleureux dans lequel nous avons baigné cette après-midi témoigne de cette concordance des corps.

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