Anna Karina : sous la Lumière, exactement

Une femme est une femme
De Jean-Luc Godard (1961, Fr, 1h25)

Festival Lumière / « Tellement fière d’être invitée à Lyon », l’icône danoise est à l’honneur au Festival Lumière où elle présentera sa première réalisation Vivre ensemble (1973), Une femme est une femme de Godard et un documentaire de Dennis Berry qui lui est consacré, Anna Karina, souviens-toi…

Votre première réalisation Vivre ensemble vient d’être restaurée (et resortira au printemps 2018 dans les salles). Comment avez-vous vécu cette renaissance ?
Anna Karina
: Mon vieux film, c’est magnifique ! La pellicule avait déjà été restaurée une première fois par la Cinémathèque il y a 20-25 ans. Là, je l’ai revu. Les garçons ont bien travaillé : le son est parfait, l’image identique. J’étais un peu émue… Je n’ai pas pleuré quand même (rires) ou alors de joie, peut-être.

Ce film est empreint d’une terrible insouciance, mais aussi d’une terrible gravité…
Oui, j’ai voulu faire un portrait de cette époque, qui était comme cela, insouciante. Mon personnage y effectue un transfert avec celui de son amant. Au départ, elle vit sa vie au jour le jour, un peu je-m’en-foutiste… Et puis une fois qu’elle est enceinte, elle devient responsable, alors que lui, qui était professeur et petit-bourgeois, devient comme elle.

C’était une sacrée intuition de choisir le journaliste Michel Lancelot pour vous donner la réplique…
C’est un petit miracle, en fait. J’avais très envie de demander à Trintignant, mais j’avais peur d’être déprimée s’il n’acceptait pas. Vivianne Blassel, qui joue la copine rousse dans le film, m’a conseillée de rencontrer Michel Lancelot, qui avait animé l’émission Campus [à la radio]. Je n’ai même pas fait d’essai avec lui : j’ai tout de suite vu qu’il pouvait faire le rôle. C’était quelqu’un de très intelligent, il a été très professionnel. Le seul truc, c’est qu’il ne pouvait pas venir aux rushes parce que sa femme était jalouse (rires).

On était une toute petite équipe : Claude Agostini, qui était chef-op’ et cameraman, avait construit tout le décor dans mon appartement de l’époque, rue Thuillier. Je pouvais faire à manger à midi et il y avait toujours du café sur la cuisinière. C’est pas génial, ça ? À un moment, on voit de la neige : c’est un assistant sur le toit qui balançait les flocons (rires). C’est un film que j’ai produit moi-même avec des p’tits sous ; il n'a presque rien coûté à l’époque.

Il y a cependant des séquences à New York, dont une quasi-documentaire, très politique, à Central Park…
J’avais demandé à Unifrance Films si on pouvait avoir des billets d’avion ; et on est resté une semaine pour presque rien, aidés par des amis. À Central Park, c’était improvisé et un coup de pot : on s'est trouvé au bon endroit, au bon moment : il y avait la guerre au Vietnam, Nixon, des manifestations. Alors on a filmé, parce que c'était trop bien. Agostini était caché derrière des arbres, pour éviter que les gens regardent trop vers la caméra. La figuration était gratos. Je peux même dire qu’on a volé les plans (rires). En fait, on aurait pu se faire arrêter.

Le documentaire que Dennis Berry vous a consacré s’appelle Anna Karina souviens-toi. Est-ce une épreuve ou un plaisir de se souvenir ?
Comme on est mariés depuis presque 40 ans, on se connaît depuis très longtemps. Le film parle de mon enfance, de ma carrière, de la tournée qu’on a faite avec Philippe Katerine… Je trouve que j’ai été très gâtée, je n’ai eu que du bonheur : car c’est un grand bonheur pour moi de jouer. Ça ne veut pas dire que je n’ai pas eu beaucoup de chagrin, mais point de vue carrière, j’ai eu des beaux rôles avec de très grands metteurs en scène. Enfin… ils sont tous morts ou presque maintenant : Visconti a disparu, Cukor est mort aussi. Il reste Jean-Luc [Godard].

Justement, vous allez présenter Une femme est un femme (1961) de Godard.
Ah, il y a une histoire autour du film. J’avais fait un court-métrage au Danemark, La Fille aux chaussures, un drôle de titre, qui avait eu un petit prix à Cannes. Et j’ai été engagée pour jouer un petit rôle dans À bout de souffle, que j’ai refusé parce qu’il fallait se déshabiller. Là-dessus, plus de nouvelles, mais je suis convoquée une deuxième fois par le producteur Georges de Beauregard, qui m’engage pour un film politique, Le Petit Soldat. Seulement, je ne peux pas signer le contrat parce qu’ayant 19 ans, je suis encore mineure. J’appelle donc ma mère pour lui dire que j’ai le rôle principal féminin dans un film politique français : « Tu te fous de ma gueule, tu es folle ? » Et elle raccroche ! Finalement, elle vient, elle signe le contrat et on tourne Le Petit Soldat… qui ne sort pas, interdit par Malraux.

Un autre metteur en scène le voit en projection privée : c’est Michel Deville, qui prépare son premier film Ce soir ou jamais. Et il me convoque avec Jean-Luc — comme on s’était mariés, c’est lui qui signait pour moi. J’étais ravie. Une semaine plus tard, il me rappelle pour me donner rendez-vous au Drugstore Publicis. Je dis à Jean-Luc : «— Je parie qu’il me va donner le rôle principal. — Tu rêves ! ». Et c’est ce qui s’est passé. Jean-Luc prend le scénario et me dit : « Tu ne peux pas dire ce texte, c’est quoi ces dialogues ? C’est mauvais ! Tu ne peux pas faire ça, c’est la folie. » Mais moi, je trouvais ça formidable, je pouvais m’exprimer, jouer la comédie. Il était quand même gentil, il m’emmenait tous les jours au studio à Boulogne-Billancourt, et venait me chercher.

Quand le film sort, il a de très bonnes critiques, Jean-Luc le voit et me trouve formidable — et le film aussi, alors qu’il n’a pas cessé de critiquer les dialogues de Nina Companeez. Et alors qu’il avait vu beaucoup de comédiennes pour Une femme est une femme, il me demande si je veux jouer avec lui et Belmondo et Brialy. J’ai trouvé ça inespéré, parce que je ne lui ai jamais rien demandé — je n’ai jamais rien demandé à aucun metteur en scène.

Le premier jour, j’avais les genoux qui tremblaient tellement j’avais peur ! Heureusement, ils étaient tellement adorables Jean-Paul et Jean-Claude. Arrive le festival de Berlin et c’est moi qui ai l’Ours, le Prix féminin ; Jean-Luc a eu un Ours aussi, mais n’est pas venu le chercher, il est resté à Paris. Moi j’y suis allé, et à l’époque il n’y avait pas de mascara waterproof, alors on me voit sur des photos avec de grosses larmes de joie qui coulent, on dirait un clown (rires) Je n’avais pas encore 21 ans…

Avez-vous vu Le Redoutable, inspiré par Jean-Luc Godard époque 67-68?
J’en ai tellement entendu parler… Louis Garrel ressemble pas mal, sauf que Jean-Luc est beaucoup plus petit que lui. Je n’ai pas été voir le film parce qu’il y a un truc qui me plaît pas trop là-dedans, je n’ai pas peur de le dire. Jean-Luc a fait des films formidables, comme Pierrot le Fou ou Bande à Part que j’ai présentés pendant des années dans le monde entier, qui sont toujours à la mode pour les jeunes. Alors, ce qui me gêne, et qui n’est pas vraiment honnête par rapport à lui, c’est de prendre ce moment-là où c’est la dégringolade pour lui avec le scandale à Cannes, le Petit livre rouge, Mao, tout ça… Je n’ai pas envie d’aller au cinéma et d’entendre des rires et des commentaires. Mais je le verrai quand même un des ces quatre, tranquillement, chez moi. C’est mon avis : j’ai quand même été mariée avec lui ! (rires)

Masterclass Anna Karina
À la Comédie Odéon le ​mercredi 18 à 15h

Une femme est une femme
Au Pathé Bellecour le mercredi 18 octobre à 18h30 ; au Cinéma Opéra le jeudi 19 à 21h ; au Comoedia le vendredi 20 à 17h30

Vivre ensemble
À l’Institut Lumière le jeudi 19 à 14h30 ; au Lumière Terreaux le vendredi 20 à 14h45 ; en salles au printemps 2018 (distribué par Malavida)

Anna Karina souviens-toi
À l’Institut Lumière le jeudi 19 à 19h

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Anna et ses sœurs

Section spéciale ouverte depuis les débuts du Festival, “l’histoire permanente des femmes cinéastes“ s’intéresse cette année, après Ida Lupino, Alice Guy ou Larissa Chepitko, à ces autrices ayant peu signé de films en qualité de réalisatrice pour des raisons multiples (et parfois cumulables) : la difficulté de trouver du temps et des financements, les impératifs d’une autre carrière, la capacité à aborder des thématiques plus clivantes que leurs homologues masculins…

Outre Anna Karina et sa vision douce-amère de la société post-soixante-huitarde dans Vivre ensemble (1972), on redécouvrira donc le classique Jeunes filles en uniforme (1931) de Leontine Sagan, bombe à fragmentation de provocations dans l’Allemagne pré-hitlérienne puisque antimilitariste, traitant en partie d’homosexualité féminine et produit selon un sytème coopératif. Plus rares, le documentaire de Nicole Védrès Paris 1900 (Prix Louis-Delluc 1947), montage d’archives glanées dans les actualités tournées avant la Première Guerre mondiale, ou Together (1956) portrait de deux dockers sourds signé par Lorenza Mazzetti dans la mouvance du Free Cinéma britannique. Enfin, comment ne pas évoquer avec mélancolie l’unique réalisation de la comédienne Barbara Loden, Wanda (1970). Road movie dans une Amérique en pleine mue civilisationnelle, il constitue un témoignage important de l’époque et le plus précieux des vestiges de la carrière d’une artiste trop précocement (et tragiquement) disparue.

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Anna Karina, Repères

1940 : Naissance le 22 septembre de Hanne Karin Bayer à Solbjerg, au Danemark

1954 : Tourne le court-métrage Pigen og skoene (La Fille aux chaussures) de Ib Schmedes

1957 : Arrivée en France, elle est rebaptisée Anna Karina par Coco Chanel et remarquée par Jean-Luc Godard qui l’épouse

1960 : Premier rôle dans Le Petit Soldat. Suivront Une femme est une femme (prix d’interprétation à Berlin), Vivre sa vie, Bande à part, Pierrot le fou, Alphaville, Made in USA avec JLG

1967 : Sortie de Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot de Rivette, scandale ; diffusion télévisée de Anna, comédie musicale de Serge Gainsbourg contenant le tube Sous le soleil exactement, succès

1972 : Réalise et interprète Vivre ensemble

2000 : Publie un album avec Philippe Katerine, Une histoire d’amour

2017 : Anna Karina, souviens-toi, documentaire réalisé par son époux Dennis Berry

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