Critique du film,

Film d'Emmanuel Finkiel avec Mélanie Thierry, Benoît Magimel, Benjamin Biolay

J’ai le froid qui mord mes joues. Mais mon cœur bat à rompre. Nécessité de prendre un vélo pourtant, pour rentrer. Pour éprouver et ressentir ma douleur, les mains glacées.

La douleur, Emmanuel Finkiel, 2018 d’après l’œuvre de Marguerite Duras (éd. POL, 1985)

Marguerite Duras (Mélanie Thierry) est mariée à Robert Antelme depuis quelques années quand ce dernier, résistant, est arrêté en juin 1944 puis déporté à Buchenwald. Elle, de son côté, tente de suivre les traces de son époux en rencontrant quotidiennement Rabier (Benoît Magimel) le flic responsable de l’arrestation de Robert. Commence alors un jeu dangereux où Marguerite, d’abord la proie du flic, se raccroche à ces rencontres à la fois pour ne pas éveiller de soupçons sur sa participation comme résistante et pour obtenir des informations sur le lieu où est situé son mari. L’histoire se modifie peu à peu en fonction de l’avancée de l’Armée de la Libération (de Paris, s’entend) puisque à mesure et à la fin, c’est Rabier lui-même qui sera au centre des intérêts du groupe de résistants. Paris libéré en août 1944, le combat de Marguerite ne se termine pas pour autant car celle-ci attend à la fois le retour de son mari ou des preuves de son décès.

Le film est construit en trois temps assez distincts, quoique entremêlés pour des raisons de mise en abyme et d’adaptation de l’œuvre littéraire :

  1. La remémoration des faits du passé ; une certaine réminiscence
  2. L’action elle-même ; entre maïeutique et liaisons dangereuses
  3. L’attente, la douleur, la quête : combat entre pulsion de vie et pulsion de mort

1. La remémoration des faits du passé : une certaine réminiscence

Le film commence par le ressouvenir, matérialisé par deux carnets, des faits se déroulant entre juin 1944 et certainement été 1946. Véritable résurgence du passé, de ce que l’auteure a voulu oublier – ou de ce qu’elle n’a pas voulu dire jusqu’au moment de la publication – les carnets racontent l’attente et la douleur de la séparation de l’auteure, Marguerite Duras, d’avec son époux. Avec des images très poétiques, s’attardant sur les objets meublant l’appartement de l’auteure et la vue depuis ses fenêtres, le réalisateur prononce un certain goût de l’archive, de la mise en contexte. Le retrait de la caméra de « l’action » pour les détails de l’appartement laisse percevoir que si le personnage principal du film est bien autobiographique, la douleur, elle, est incarnée dans les objets du quotidien. Les sens ne sont pas incarnés par le corps de l’actrice jouant Marguerite mais par les objets qui dépendent d’elle : la tasse de café (avec plusieurs apparitions, marquant tour à tour la solitude et les jours d’absence), le morceau de pain refusé (comme presque toute autre nourriture), le sofa deux places où elle s’assied au milieu, les habits qu’elle porte et qui signifient d’avantage entre eux que pour une mise en valeur de son corps (sauf une fois, le haut rouge lors de la dernière rencontre entre Marguerite et Rabier) …

2. L’action elle-même, entre maïeutique et liaisons dangereuses

« Il faut que je fasse attention. Je vois ce qu’il essaie de faire. Il se sert de moi, alors même que je crois me servir de lui. »

Si le film s’ouvre avec les images du quotidien et de l’attente, l’action démarre lorsque Marguerite rencontre Rabier en voulant faire parvenir un colis à Robert. Film hérité peut-être de la pensée socratique, après la réminiscence des Idées (Platon), seule la maïeutique – l’art de l’accouchement – permet ici de rendre palpable les efforts de la pensée et de l’action. Les efforts cinématographiques révèlent la tension entre le flic et Marguerite, où chacun essaie d’avoir l’emprise sur l’autre afin d’obtenir des informations. Placé du côté du vécu de l’auteure, le film compose entre les aspirations du flic – pas nettes du tout : on ne sait s’il désire la compagnie de l’auteure pour sa culture personnelle, ses origines sociales, son sentiment de réussite professionnelle, ou pour obtenir des informations concernant les autres résistants – et les aspirations de Marguerite : d’abord garder un lien avec son époux et ensuite, se venger de son arrestation en exécutant Rabier. Les deux acteurs incarnent bien l’ambivalence et leurs jeux sont convaincants avec ce regard-là : le spectateur n’arrive pas à se faire à l’idée que le flic est une ordure finie et que Marguerite est une victime du flic.

En effet :

- Rabier (Benoît Magimel) est un fonctionnaire mielleux et dangereux du fait de l’exercice de ses fonctions (Gestapo) mais aussi touchant dans ses gestes « amoureux » envers l’auteure et son aspiration (naïve?) à s’élever à son niveau intellectuel ;

- Marguerite (Mélanie Thiery) joue à la fois la victime en redoutant sa position instable (ne pas se rendre au rendez-vous pourrait compromettre sa situation ainsi que celle des autres membres du groupe de résistants) et ne fait que de minces tentatives pour rompre la relation mi amicale mi faussement policière (attirance pour Rabier, comme si elle pouvait atteindre l’être aimé par l’intermédiaire du flic (le baiser (inventé ?) dans le bistrot en témoigne).

3. L’attente, la douleur, la quête : combat entre pulsion de vie et pulsion de mort

Certes, le véritable objet du film et du roman de Duras réside dans le titre La Douleur, pour autant, c’est bien l’attente qui est le second moteur de l’Œuvre. La quête de l’autre et l’envie de rompre avec l’attente commencent au moment de la Libération de Paris, après la fuite de Rabier. Privée d’un lien – même illusoire – entre son époux arrêté et elle, Marguerite cherche désespérément à se couper de tout lien avec la vie ; le film montre à nouveau des plans des objets du quotidien en usant du procédé de la « double actrice » – des plans sont superposés où l’on voit Mélanie Thiery faire deux gestes différents (écrire son journal à son bureau et regarder à la fenêtre par exemple) pour dire la même action : l’attente et la douleur qui en découle.

Pulsion de mort dans cette attente vécue comme l’absence, la privation de l’autre. Pulsion de mort dans le refus de vivre sa vie : délire, fièvre et refus de prendre soin d’elle (une phrase de Dyonis lui rappelle qu’elle n’a pas pris de douche depuis plusieurs jours).

Pulsion de vie dans les mêmes actes, qui peuvent être pris pour des symptômes d’une renaissance puisque la fièvre est également un mécanisme de lutte contre les affections. Pulsion de vie dans le désir physique qu’elle éprouve pourtant pour son amant, Dyonis (Benjamin Biolay), envers qui elle n’autorise pas tout à fait le statut d’aimé.

[Au fond, ] à quoi tenez-vous le plus – A Robert ou à votre douleur ?

En filigrane du texte fait image, il faut attendre la fin du film pour entendre cette phrase de Dyonis à Marguerite, comme un long écho surgit du refoulement psychologique de l’auteure. Aussi bien, Dyonis ne sert qu’à réfléchir l’image et les pensées d’une Marguerite Duras vivante et pleine de vie, tant il fait preuve du bon sens commun face au début de la folie et des désordres émotionnels.

En conclusion, si le film est bien une adaptation – fidèle ? – du texte à plusieurs points de vue, et notamment pour les traductions cinématographiques de l’attente et de la douleur liée à l’absence de l’être aimé, il est tout autant révélateur des manques de l’histoire de Marguerite Duras ou de ces zones d’ombres : le refoulement, le narcissisme jusque dans la douleur (à cause de la douleur ?) et l’ambivalence des personnages.

Un film à visionner pour la remise en contexte historique des événements de la Libération, vue depuis ceux·celles qui l’ont vécue : une attente insupportable, un sentiment d’abandon des victimes, un retour à la vie complexe voire impossible.

Une définition visuelle de l’attente avec des plans imagés allant du jeu d’ombres et de lumières des animations de la rue reproduites sur le plafond, à la mise en scène de la « double actrice » pour désincarner le corps du personnage en rendant la mise en scène de l’attente plus réelle, en passant par l’usage de filtres sur la caméra pour signifier le flou, la perte de repères de l’actrice.

J’ai rangé mon vélo. Je suis rentrée. Les mains et les joues se réchauffent dans la tiédeur de mon appartement. Prochaine lecture : La Douleur, Marguerite Duras.

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