"Visages, Villages" d'Agnès Varda et JR

Visages villages
De Agnès Varda et JR (Fr, 1h29) documentaire

Le Film de la Semaine / Sans vraiment se connaître, une figure tutélaire des arts visuels et une nouvelle tête du street art partent ensemble tirer le portrait de bobines anonymes et dévider le fil de leur vie. Hanté par les fantômes d’Agnès Varda ce buddy-road-movie est surtout un film sur le regard.

L’attelage peut paraître baroque. Agnès Varda, auto-proclamée non sans humour “grand-mère de la Nouvelle Vague”, s’allie à JR, l’installateur graphique à la mode. On ne peut suspecter la malicieuse doyenne des cinéastes français de tenter un coup de pub. Il s’agit là de curiosité pour la démarche de son cadet : avant même sa naissance, ne tournait-elle pas déjà Mur, murs (1980), un documentaire sur ce support que l’ancien graffeur affectionne ? Donnant le tempo, mais aussi son architecture globale au projet — elle a assumé quasi seule la discipline du montage, c’est-à-dire de l’écriture finale du film —, Agnès Varda guide notre regard et montre ce qu’elle a envie de montrer.

à lire aussi : Agnès Varda : « J’ai été photographe, un petit peu… »

Tout à l’œil

Davantage que la “machinerie” JR (l’alpha et l’oméga du dispositif technique de la photo grand format de gens normaux contrecollée sur des murs), le film capte l’interaction de cette image avec les modèles, les passants ou parfois les souvenirs. La photo se fait catalyseur, porte d’entrée dans leur intimité, dans leurs histoires.

Bienveillante maïeuticienne, Varda obtient des fragments de vécu dont le récit surpasse par sa sincérité toute forme de construction plastique éphémère. Elle aussi se raconte, pudiquement, sans s’épargner cependant. D’ailleurs, lorsqu’elle accepte de se faire chambrer (photographier ou affectueusement moquer) par JR, c’est pour servir un sous-thème mélancolique : le chant du cygne de sa propre vision, grignotée par la maladie. Induit-elle chez JR le désir inconscient de la représenter face à cette image de son regard qui s’enfuit ? On la suspecte plus encline à l’empathie qu’à la manipulation.

à lire aussi : "Les derniers jours d'une ville" de Tamer El Said : Le Caire, traits confidentiels

Il y a en tout cas dans ce film un réel méta-réalisateur, le surplombant de sa fantomatique absence et donnant lieu à un singulier coup de théâtre. Cet œil suprême, c’est l’autre survivant de la Vague, le reclus de Rolle, qui joue à l’ermite hermétique — appelons le JLG par commodité. Son invocation à l’intérieur du film (et ce qui s’ensuit) vaudrait à Visages, Villages de le créditer comme troisième coréalisateur. Mais elle valide également le proverbe “loin des yeux, loin du cœur”…


Entretien avec Agnès Varda et JR

Dans le cadre prestigieux de la Fondation Cartier pour l’Art contemporain, mécène de Visages, Villages, Agnès Varda et JR reviennent sur l’aventure inédite de leur tandem.

Votre film parle des autres, mais aussi de vous puisque vous dialoguez énormément à l’écran…
Agnès Varda
: C’est un documentaire sur les gens rencontrés, même si on fait un petit peu les fous dedans. Notre présence dans le film a construit une relation. Mais au départ, je n’ai jamais pensé que ça deviendrait en fait le regard de JR sur moi. On a l’impression d’avoir travaillé modestement pour un projet qu’on avait en commun : approcher et photographier des personnes inconnues, anonymes, dans des villages et d’en tirer le meilleur en paroles et en illustrations sur des murs pour vous les faire connaître.

à lire aussi : Le Sens de la fête au Pathé

JR : C’est l’un des rôles de l’artiste d’apprendre à re-regarder. Avec Agnès, on s’est rencontrés pour la première fois de notre vie un lundi à son atelier, elle est venue le mardi dans le mien et le mercredi, on a commencé à travailler ensemble. Elle n’avait jamais coréalisé, moi non plus, et on a passé les deux dernières années ensemble. Quand on ne se voyait pas, on s’appelait ; quand on ne tournait pas, on mangeait des chouquettes (sourires). On a discuté, créé, créé, créé, en partant tous les mois sur la route.

AV : On ne partait pas à l’aventure, quand même ! On avait des points de chute : chez quelqu’un qu’on connaissait ou dans un village dont on nous avait parlé… Par exemple, dans les corons, on a toqué à des portes dans des rues désertes, et on est tombé sur Janine. C’était comme un cadeau : elle était ouverte, elle nous a dit beaucoup de choses. JR a eu l’idée d’évoquer les anciens mineurs en mettant leurs images sur les maisons vides, puis de mettre son portrait en grand sur sa maison, tant elle était extraordinaire. Ça se faisait en se faisant…

JR : Toutes les rencontres se sont faites comme ça, avec le hasard qui est notre meilleur assistant, comme le dit si bien Agnès.

La production du film a suivi, quant à elle, un chemin de croix…
JR
: Le film a coûté un peu plus d’un million d’euros. On n’avait pas de scénario, et des gens nous ont fait confiance en mettant de l’argent sur Internet. C’est comme ça que c’est parti.

AV : Ce sont les premiers 50 000 euros qui ont été envoyés par 20, 50 euros. Et avec ça, on a fait un premier tournage pour voir si ça prenait et si ça nous plaisait. Après, on l’a fait dans des conditions normales.

JR : Mais on a été recalés par l’avance sur recettes et la Région PACA…

AV : Et le CNC a dit qu’on ne donnait pas assez d’informations sur le scénario. Mais on ne peut pas écrire ce que les gens vont dire, vu qu’on ne les connaît pas. C’est le principe des documentaires. Alors, ils nous ont refusés. On l’a ensuite présenté fini, et on a eu quelques sous.

Trouvez-vous normal d’avoir dû passer par ce financement participatif pour lancer la production ?
JR
: C’est un point extrêmement intéressant. Je me serais dit qu’avec Agnès ça allait être simple de monter un film — sachant que je n'en ai monté qu’un seul dans ma vie et que ça avait été compliqué : c'était un combat pour que des marques ne soient pas coproductrices. Quand on s’est mis à travailler ensemble, elle m’a dit avoir beaucoup de mal parce que ses films ne font pas d’argent. Aujourd’hui, on vit dans une telle crise du cinéma que ce sont surtout les comédies qui se retrouvent avec des financements. On a donc fait appel aux gens, ce que nous n’avions jamais fait de notre vie ni l’un ni l’autre : si je donne à chacun quelque chose en échange, c’est un peu comme quand moi je vends mes œuvres pour réinvestir dans mes projets. Et on a levé la somme en deux temps trois mouvements. Quelques personnes nous l’ont reproché.

Maintenant, ça pose des questions. Comment sont montés les documentaires de ce type ? Les films sur les océans ou l’écologie sont financés par des marques qui polluent ; Agnès et moi on voulait protéger ça coûte que coûte. Aux États-Unis où je vis depuis six ans, n’importe qui va mettre des sous sans se poser de questions dans un projet de skateboard électrique parce qu’il a envie que ça existe. Il est temps de bouger les mentalités pour que ça soit possible dans le cinéma. Sinon, les films comme le nôtre ne seront possibles que par le soutien de grandes marques et on deviendra des bannières publicitaires.

Un film, c’est un budget de plus d’un million. Si on veut le faire bien, il faut payer les cadreurs, six mois de montage… Il était hors de question de faire bosser les gens gratuitement, dès le début, on s’est dit que ça prendrait du temps et qu’il faudrait trouver des sous. Mais on l’a fait par étapes. Grâce à ces premiers 50 000 euros, on est partis tout de suite, et petit à petit, des gens sont venus nous aider et le film a été possible. Après Cannes, où il a été montré pour la première fois et primé [l’Œil d’or, NDLR] il a été acheté au Japon, en Italie, en Chine, aux Etats-Unis…

Qu’avez-vous appris l’un de l’autre ?
JR
: Maintenant, je ne dis plus “vieille amie”, mais “amie de longue date” ; j’arrive à placer le mot “facétieux” dans une phrase. Elle m’a appris quelques petites choses comme ça. Un peu plus de politesse, car elle me reprend tout le temps.

AV : (le reprenant) Je ne te reprend pas, non, c’est pas vrai ; j’essaie de commenter tes facéties.

JR : Grâce à moi, elle fera des FaceTime correctement. Je préfère voir ses yeux que ses oreilles. De mon petit âge, je suis content de lui avoir appris quelque chose.

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Jeudi 3 mars 2022 Mars arrive et la création contemporaine repart dans les musées et les galeries avec quelques belles affiches : William Klein, Christian Lhopital, Tania Mouraud, Thameur Mejri…
Mercredi 17 novembre 2021 Mûrie de longues années par Audrey Diwan, cette adaptation d’Annie Ernaux saisit l’ascèse et la précision de l’autrice, pour la transmuter en portrait dépourvu de pathos d’une éclaireuse engagée malgré elle dans une lutte à la fois intime et...
Jeudi 4 novembre 2021 La gamine de la Croix-Rousse prolo a bien grandi. À 70 ans sonnés, la pause du confinement aidant, la comédienne Myriam Boyer fait dans une biographie tout juste parue un retour arrière sur ses vies de cinéma et de théâtre. Où l’on croise...
Mardi 28 janvier 2020 Jeune espoir de la lutte, Tyler cache à son père — lui-même ancien sportif de haut niveau ayant réussi sa reconversion — la gravité de douleurs lancinantes. Son stress le plonge dans la surmédication, altère son humeur, cause sa rupture et va...
Mercredi 24 avril 2019 Les Avengers s’unissent pour défaire l’œuvre destructrice de Thanos. Après un "Infinity War" en mode “demande à la poussière“, ce "Endgame" boucle (quasiment) par un grand spectacle philosophique la troisième phase de l’Univers cinématographique...
Mardi 19 décembre 2017 Comme attaché à la maison où il a vécu ses derniers jours terrestres, le fantôme d’un homme attend quelque chose sans trop savoir quoi, imperméable au temps qui passe. Un Paranormal (in)activity dépouillé et sublimé, à l’intersection entre Gus van...
Mardi 14 novembre 2017 C'était il y a tout juste deux ans. Un siècle en réalité. Attentats. Bataclan. État d'urgence. Il n'en parvient que des balbutiements sur un poste de radio, (...)
Mardi 29 août 2017 L’art visuel se résume-t-il aux œuvres exposées dans les galeries et les musées ? L’art de rue n’est-il que vandalisme ? La réponse est non. Prenant ses marques au milieu du siècle dernier, le street art est devenu progressivement un art à part...
Mardi 4 juillet 2017 Dans un petit village de la Drôme que rien ne prédestinait à la renommée, Ferdinand Cheval, modeste facteur, a érigé pierre après pierre un palais devenu symbole précurseur de l’art brut. Chaque année, près de cent mille visiteurs viennent admirer...
Mardi 13 juin 2017 Héritiers d'une tradition née dans le Massachusetts, Vundabar endosse avec une facilité déconcertante le legs d'une pelletée d'illustres aînés, fait de surf-music, de proto-punk, de noisy-pop et toutes ces sortes d'indie-choses bruyamment...
Vendredi 17 juin 2016 C'est avec lui que tout s'est lancé : Sam Clayton Jr, ami de longue date de Martin Nathan, est l'homme-clé de ce projet jamaïcain de Brain Damage. Plongée dans un épisode crucial de Walk the Walk, la Web-série signée Wasaru, à la découverte de...
Mercredi 4 mai 2016 Seule réalisatrice (ou presque) à avoir accompagné la Nouvelle Vague — qu’elle a même précédée d’une courte pointe avec La Pointe Courte (1955) — Agnès Varda n’est (...)
Mardi 15 mars 2016 de Dan Trachtenberg (É-U, 1h50) avec Mary Elizabeth Winstead, John Goodman, John Gallagher Jr.…

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X