Justine Triet : « la particularité de Sibyl, c'est son côté kaléidoscopique »

Sibyl
De Justine Triet (2019, Fr, 1h40) avec Virginie Efira, Adèle Exarchopoulos...

Sibyl / Le troisième long-métrage de Justine Triet,  "Sybil", sera le dernier à être présenté aux jurés du 72e festival de Cannes. Avant les marches et donc le palmarès, la scénariste-réalisatrice évoque la construction de ce film complexe et multiple…

Est-ce difficile de parler d’un film où la confession occupe une place aussi importante ?
Justine Triet : Le plus difficile quand on fait un film, c’est quand il n’est pas assez vu ou qu’il reste très peu en salle… C’est une expérience que j’ai un peu connue avec mon premier, La Bataille de Solférino. Le reste franchement, c’est chouette… (rires)

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Sibyl parle de la création et aussi de la transgression (des confessions, des serments médicaux)… Est-ce qu’il faut une part de transgression dans tout acte de création ?
Je pense que oui. C’est difficile de ne pas être tenté de transgresser pour écrire, pour faire un film, pour tourner : on est tous des vampires, d’une certaine façon. Après, Sibyl va beaucoup plus loin que la majorité des gens et ça m’intéressait de pousser mon personnage dans les limites extrême. Quand elle est sur l’île, elle ne distingue même plus ce qui est de l’ordre de la réalité et de la fiction : elle est dans un vertige absolu de son existence, elle a dépassé les limites …

Justement, quand elle est sur l’île, elle se trouve sur un tournage, donc au milieu d’une fabrique de fiction — ce qui peut justifier son égarement…
Quand on a écrit, on s’était dit que toute la première partie serait très mentale, que le personnage s’inspirerait de sa patiente mais serait inactive, masquée, tandis que dans la seconde partie, elle deviendrait active et aurait un rôle à jouer et où elle enlèverait le masque. Le fait d’avoir une patiente actrice — qui constitue aussi quelque chose d’excitant et de fascinant pour quelqu’un d’étranger à ce milieu — nous permettait d’avoir pour cette seconde partie des paysages (en opposition aux bureaux, appartements et décors urbains de la première). D’un coup, il y a quelque chose d’extrêmement libérateur et de complètement vertigineux à être projeté comme ça dans un paysage ultra référencé, qui plus est parce qu’on pense au film de Rossellini. Le symbole du volcan est la métaphorique de tout ce qu’on peut imaginer d’érotique. Et je m’amuse avec en les mettant dans des situations impossible. Si j’étais à la place de Sibyl, j’aurais envie de m’inspirer de tous ces gens !

Le film véhicule aussi l’idée, à travers le dialogue, que la vie est une fiction…
C’est ce que le personnage dit ; je ne sais pas si c’est ce que dit le film. Pour moi, Sibyl raconte l’histoire de quelqu’un qui essaie de se réinventer. Au début, elle est dans une vie un peu confortable, elle n’a plus trop de passion avant d’être projetée dans son passé et ce traumatisme qu’elle a vécu avec son ancien amant, Gabriel. Finalement, tout le cheminement du film, c’est d’arriver à prendre une revanche sur son passé.

D’ailleurs, d’où vient ce prénom ?
La première influence, c’est une série américaine adaptée d’un livre très connu, dans les années 1970, sur une psychanalyse avec une personne qui a douze personnalités. Quand j’ai commencé à écrire, Sibyl était la psychanalyste au lieu d’être la psychanalysée, mais je n’avais absolument pas l’idée que le film s’appelle ainsi, ça m’est venu à la fin du montage. Après, je pourrais vous dire qu’on a inversé les lettres et qu’effectivement, maintenant ça a un sens par rapport au côté sibyllin, caché, mystérieux, féminin…

L’affiche et le titre évoquent un thriller, mais le film explore aussi la comédie, le drame ou le burlesque… Il y a énormément de tonalités…
Avec Virginie, on partage ce goût pour les gens qui font des films un peu inclassables. Comme Tendres Passions, qui me fascine : à chaque fois que je le revois, je m’attends à un mélodrame et en fait, je rigole en permanence. Inversement, si je me dis que ça va être un drame pur, je ne fais que rigoler, alors que ça raconte des trucs durs sur l’existence. C’est toujours étonnant de voir que l’on peut rire à un enterrement ! Je recherche ce genre de moments avec l’acteur, sur un tournage. Il y en avait beaucoup à l’écriture, mais ils ont un peu disparu.

Vous n’avez pas choisi la facilité dans l’écriture, ni dans la construction…
C’était très conscient. On a su dès le début avec Arthur Harari, mon co-scénariste, que la structure même du film serait moins classique que Victoria, qui suivait un canevas d’un classicisme absolu. La particularité de Sibyl, c’est son côté kaléidoscopique, puzzle. J’imagine que ce n’était pas pas évident pour les acteurs d’avoir une idée très précise entre ce qu’on a tourné et ce qu’ils pouvaient imaginer du montage. D’autant qu’on a tourné de manière dé-chronologique : les séquences à Stromboli sont arrivé après quinze jours. On ne pouvait pas faire autrement que tourner la fin au début.

À l’écriture, est-ce que vous interprétez tous les rôles ?
Oui, complètement. ça peut même être un défaut parce que la première fois qu’Adèle [Exarchopoulos] a lu le scénario, elle m’a dit « j’adore ton scénario, les personnages parlent tous un peu pareil ». Je suis vraiment contre l’idée d’avancer ma petite histoire, mon autofiction, même si ça plaît souvent au spectateur d’imaginer que cette chose-là est vraie. Évidemment que je mets plein de choses que j’ai vécues il y a des années avec des gens qui me disaient des choses terribles ; évidemment que l’on jubile de greffer des petites choses personnelles.

La réalisatrice du “film dans le film” vous ressemble-t-elle ?
Non, j’espère que je ne suis pas aussi hystérique qu’elle (rires) ! Je me suis amusée à pousser les curseurs beaucoup plus loin que la réalité. Mais je dois vous avouer que sur un tournage, les gens ne sont pas eux-mêmes et qu’il y a quand même souvent des situations extrêmes. Par exemple, la séquence sur le voilier a été tournée en deux jours, je perdais mon équipe heure après heure parce qu’ils vomissaient par-dessus bord ; le propriétaire du bateau voulait nous virer et avait interdit l’accès aux toilettes (rires). Donc la situation que je montre est beaucoup plus cool que ce qui s’est réellement passé. Un tournage, c’est toujours une situation extrême parce qu’on ne maîtrise pas la météo, parce qu’il y a beaucoup de gens à gérer ; c’est très angoissant et toujours plus drôle à monter. Donc, pour répondre à votre question, il a des choses dont je me suis inspirée, effectivement (rires).

Comment avez-vous conçu les scènes d’amour ?
Elles sont écrites comme des scènes d’action. Laurent Sénéchal, mon monteur, avait un peu peur quand il est arrivé à ces séquences : dès que ça descendait vers le bassin, il n’osait pas regarder les choses. De mon côté, j’avait regardé plein de scènes que j’aimais au cinéma et qui m’inspiraient. Je m’étais aperçue que celles que je préférais étaient souvent très découpées ; où, finalement, on s’intéressait à des choses très pragmatiques : quand le garçon enlève son pantalon, la position des mains, etc… Ça m’a vraiment influencé, à la fois dans l’écriture et au montage. Finalement, c’est très simple de sortir du côté fleuri et embarassant de la scène de sexe en en faisant une scène d’action. Après, c’est une question de goûts, pas une question de gêne, mais de rythme et même de désirs : qu’est-ce qui fait qu’une scène de sexe, d’amour va nous intéresser, nous heurter ? La manière dont elle est filmée, dont l’acteur est regardé… Ce sont des scènes dont le découpage doit encore plus être pensé que les autres.

À Cannes, sur 21 films en compétition ne figurent que quatre réalisatrices. Est-ce une chose à laquelle vous êtes attentive, comme à la nécessité de féminiser le secteur cinématographique ?
On ne peut pas faire autrement : c’est un tel sujet, maintenant… Qu’est-ce qui fait qu’à la Femis autant de femmes et d’hommes entrent et qu’à la sortie, huit personnes sur dix soient des hommes ? J’étais un peu ignorante de toutes les histoires de chiffre mais grâce au collectif 50/50, je me suis rendue compte à quel point c’est vrai à tous les niveaux. Il faut repenser les choses dans les équipes de films pour que les femmes ne soient pas présentes uniquement à des postes comme maquilleuses, habilleuses, parce qu’il n’y a pas de femme à des postes de cadre, chef op', assistantes. Même moi je ne suis pas forcément une très bonne élève. Mais ça se met marche progressivement, il ne faut pas l’ignorer.

D’autant qu’il existe désormais des incitations financières…
C’est tout nouveau, oui, mais ça existe ! Il faudrait qu’il y ait une prise de conscience à tous les niveaux : dans la sélection des jurées, dans les films choisis, etc. Je comprends très bien la contradiction qui serait de dire : « oui, mais il y a moins de femmes qui font des films du coup, on ne va pas prendre tout… » Il y a eu la bulle dans l’autre sens pendant des années alors, si à un moment donné, ça s’inverse, ce n’est pas grave… Et je ne parle même pas des récompenses où, là, carrément, tu peux compter les femmes sur les doigts de la main ! Donc, c’est vrai qu’il faut changer les mentalités, mais pas que pour les femmes, pour les minorités, en général.

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