La science des rêves

L’homme par qui la magie fait sens : l’indispensable metteur en scène Joël Pommerat ne lésine avec les artifices du théâtre pour passer à la loupe ses contemporains sans oublier de montrer leurs rêves et cauchemars. La preuve par l’exemple avec "Ma chambre froide" accueilli au TNP pendant dix jours. Portrait et critique.

Joël Pommerat a cessé d’être acteur à 23 ans en 1986. Pas encore très vieux mais une évidence est là : il ne veut pas être une marionnette sur laquelle un metteur en scène tout puissant dépose un rôle préconçu. Car pour lui, l’acteur est au cœur du dispositif théâtral, le metteur en scène doit composer avec son être entier et le dépouiller de ses automatismes et de son savoir-faire. Pommerat se met alors à «écrire des spectacles». Ni metteur en scène, ni écrivain, mais bien auteur de spectacle. Ses pièces sont pourtant publiées, mais deux mois après le début des représentations car elles sont écrites au plateau, fignolées en jeu. Avec sa troupe fidèle, il fonde la compagnie Louis Brouillard au début des années 90. Ce nom, pas tout à fait anodin, donne une idée du bonhomme : «Je me dis parfois que Louis Brouillard a vraiment existé comme Louis Lumière, qu’il a inventé le théâtre et que je suis le seul à le savoir» disait-il en plaisantant récemment au micro de France Culture. Plus sérieusement, il fige ce nom à une époque où le théâtre du Soleil est omniprésent, où les jeunes compagnies prennent un nom de météo (embellie, vent…). Lui opte pour le brouillard car il penche plus du côté de l’ambigüité des choses que de leur clarté.  Onirique, entre rêve, cauchemar et réalité brute, Joël Pommerat n’est pas là pour rigoler. Du moins au départ

À conte d’auteur

Pommerat scrute des gens ordinaires dans des situations qui deviennent extraordinaires, que ce soit dans les contes qu’il ré-écrit ou les pièces originales qu’il signe. En 2004, quand il crée Le Petit Chaperon rouge, il a déjà plusieurs spectacles derrière lui dont Pôle, Treize étroites têtes ou Mon ami et il entre dans l’univers des enfants qu’il distingue d’ailleurs peu de celui des adultes. Sa panoplie de gestes théâtraux — sa patte, est là : un narrateur (en Monsieur Loyal sur le plateau ou en voix-off), une scène, quelques accessoires et surtout une scénographie tracée par la lumière d’Eric Soyer. Loin du conte de Perrault, la maman de la petite fille est une working girl qui marche sur la pointe de ses pieds nus mais, à chaque pas, ses talons invisibles claquent, instaurant une distance entre elle et sa fille. Pommerat se voit et s’entend autant qu’il se lit ensuite. Quatre ans plus tard, il offre une variation éblouissante de Pinocchio. Là encore, le gamin en bois est un sale gosse moderne qui, n’écoutant pas son père, connaîtra les affres des virées d’adultes, la corruption, sa transformation en âne, son engloutissement par la baleine avant de rencontrer la fée. Tout sur scène est figuré par des effets lumineux d’une inventivité sidérante. Il accède à l’imaginaire et réussit ce qu’il ambitionne : «rendre l’étrangeté concrète». Il y a quelques semaines, il signait son troisième conte, Cendrillon. Réussite totale, avec un investissement extraordinaire des acteurs qui jouent plusieurs rôles, ce spectacle élaboré comme les autres à l’intuition frappe en plein cœur. Avec les contes, il s’inscrit dans la droite lignée de son travail : aller vers l’économie du mot, l’épure, la simplicité et l’action. Montrer ce qui se dit et surtout ce qui ne se dit pas. «Ce sont des écritures extrêmement condensées qui ne cherchent pas à faire littérature, mais à faire du sens, à faire la vie». Et c’est ce vers quoi il tend dans l’écriture de ses autres spectacles.

Déchirure

Après déjà treize spectacles, Avignon le révèle au grand public en 2006 en l’accueillant pour trois pièces dont Les Marchands, texte rêche dans lequel les comédiens ne disent rien sinon quelques marmonnements incompréhensibles. En voix-off, la narratrice raconte sur un ton neutre cette contradiction qui traverse tous les spectacles de Pommerat : l’aliénation de ceux qui ont un travail et la folie dans laquelle s’enfoncent ceux qui n’en ont plus. «On dit que le travail serait l’essence de l’homme, d’où les problèmes quand le travail vient à manquer. Moi je pense que l’homme est plus grand que ça, qu’il se définit avant le travail» confiait-il à Avignon cet été-là tout en faisant dire à sa comédienne dans Les Marchands : «Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Vous achetez, vous vendez, vous achetez et vous trouvez ça intéressant ?». Sur le plateau, il parvient par quelques trouvailles à figurer une usine qui prend forme juste par les gestes répétitifs et frénétiques des mains des comédiens prises dans un filet de lumière horizontale. La magie opère. Car Pommerat, osons ce mot galvaudé, est un magicien du théâtre. Se servant de la scène comme d’une boîte noire — et en cela disciple du maître Peter Brook dont le titre de l’ouvrage majeur L’Espace vide est un viatique pour Pommerat — il crée toutes sortes de lieux souvent indéterminés dans la pénombre. Il multiplie les fondus au noir durant lesquels ses comédiens, micro HF sur le paletot afin de ne jamais déclamer, trouvent leurs marques pour offrir une nouvelle scène sitôt la lueur revenue. Pas la moindre ficelle ne se voie. En 2000, avec Je tremble (1 & 2), il abandonne la narration, invente une sorte de Club silencio où il évoque la vieillesse, la mort, l’amour, et opte pour du rouge pailleté plutôt que du gris et noir. Une gifle. Ses personnages sont toujours au bord du précipice et l’humanité, même celle des moins aimables, voire des salauds, perce le brouillard.

«Sans le commerce et sans la vente, y a pas d'vie»

Avec Cercles/Fictions, il poursuit sa fragmentation du récit et arrondit sa boîte à théâtre en disposant des gradins circulaires aux Bouffes du Nord où il est artiste associé de 2007 à 2010 (il rejoint ensuite les Ateliers Berthier-Odéon de Paris et le Théâtre national de Bruxelles). Pour Ma chambre froide, Pommerat renoue avec la linéarité du texte mais garde son plateau circulaire. Enfin, toute fraîchement sortie de terre, La Grande et fabuleuse histoire du commerce — un titre qui ne pouvait être que de lui — modeste pièce mais très documentée, est créée à Béthune et commence comme Un conte de Noël de Desplechin avec présentation sommaire des personnages en jeu et des liens qui les unissent. Mais si la famille est omniprésente chez Pommerat, elle n’est là qu’en deuxième rideau, le rôle social étant déterminant. Les VRP doivent vendre car «sans le commerce et sans la vente, y a pas d'vie», comme le dit l’un d’entre eux dans un hôtel banal à la fin de sa journée. Que ce soit dans les années 60 ou 2000, Pommerat montre un capitalisme broyeur d’hommes sans que ceux-ci ne cherchent à résister. Pas de grands discours dogmatiques chez cet artiste hors norme, mais plutôt des spectacles calibrés au millimètre qui laissent peu respirer comme une métaphore de cette société asphyxiante. Sa façon d’être au monde est là : radicale. Lui qui voulait faire un spectacle par an pendant vingt ans affiche trois créations au compteur 2011. Pas moins de huit pièces sont en tournée pour faire vivre la compagnie et créer un répertoire. Impossible dès lors de tenir sa promesse : assister à toutes les représentations pour ne pas abandonner ses spectacles à leur infinie finesse.

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