Le Passé

Le Passé
De Asghar Farhadi (Fr, 2h10) avec Bérénice Bejo, Tahar Rahim...

Pour son premier film tourné hors d’Iran, Asghar Farhadi prouve à nouveau qu’il est un des cinéastes importants apparus durant la dernière décennie. Mais ce drame du non-dit et du malentendu souffre de la virtuosité de son auteur, un peu trop sûr de son talent. Christophe Chabert

Il n’aura pas fallu longtemps à Asghar Farhadi pour devenir la star du cinéma d’auteur mondial. Découvert par les cinéphiles avec le très fort A propos d’Elly, puis couvert de récompenses — ours d’or, césar, oscar — et adoubé par le grand public pour Une séparation, le voilà qui quitte son Iran natal pour tenter l’aventure en français dans le texte avec Le Passé.

Il faut rappeler ce qui a fait la force du cinéma de Farhadi : une vision inédite des classes moyennes iraniennes, dont les cas de conscience exposés dans des récits puissants et brillamment construits avaient quelque chose d’universel, et que le cinéaste parvenait à faire vivre grâce à des mises en scènes tendues comme des thrillers. Le Passé peut d’abord  se regarder comme un grand jeu des sept erreurs : qu’est-ce qui reste du Farhadi iranien dans sa version française, et qu’est-ce qui s’en écarte ? La classe moyenne est toujours au centre du récit, mais comme une donnée presque routinière, et le choc des cultures entre un mari iranien et sa femme française, qui plus est vivant avec un nouvel amant d’origine algérienne, est très vite évacué. Ahmad a l’esprit ouvert, et si tant est qu’il y a confrontation avec son épouse Marie au moment où il vient à Paris pour officialiser leur divorce, c’est avant tout pour des raisons sentimentales et existentielles. Quelque chose de l’amour qu’ils se sont portés est encore vivant, mais rongé par la frustration et les malentendus.

Ce qui diffère le plus, entre Le Passé et Une séparation, c’est sans doute le glacis de l’image : chaque plan est méticuleusement composé et éclairé, loin de la caméra portée de son film précédent. Le rythme s’en ressent : Le Passé est plus posé, plus lent, et du coup moins estomaquant que son prédécesseur.

Parole contre parole

En revanche, Farhadi continue à faire de la parole le moteur exclusif de ses récits. Mais c’est une parole qui regorge de pièges et que les personnages ne cessent d’interroger pour en dépister les non-dits et les mensonges, quand ils ne la manipulent pas comme un instrument de domination. La première partie, en cela, est impressionnante : Farhadi livre au compte-goutte les informations qui permettront d’y voir clair dans la situation décrite.

On découvre que Marie est enceinte de Samir, que la femme de Samir est dans le coma après une tentative de suicide, qu’Ahmad n’est le père d’aucune des deux filles de Marie…. C’est tout le dessein du film qui se dévoile lentement au spectateur : alors que le cinéaste ne semble s’intéresser qu’aux conflits au présent entre ses personnages — réticence de Lucie, la fille aînée, à accepter son nouveau beau-père, inquiétude d’Ahmad face à la nervosité croissante de Marie — c’est en fait leur passé qui remonte à la surface et va les enfermer dans une spirale destructrice.

Tout cela, Farhadi le décline au gré de séquences parfaitement dosées, où ce qui n’est qu’un petit fait anodin — de la peinture renversée, une valise endommagée — peut à tout moment devenir une source de tragédie. Il faut aussi souligner l’excellence du casting, Bérénice Béjo en tête, assez incroyable, même si on n'avait pas vu Tahar Rahim aussi bon sur un écran depuis Un prophète… Sans parler des enfants, excellents comme à l’accoutumée chez le cinéaste, qui confirme qu’il est un des grands directeurs d’acteurs actuels.

Vers le silence…

Mais Farhadi est ensuite victime de sa propre virtuosité d’auteur. Après un petit ventre mou narratif, la dernière demi-heure repose ainsi sur une cascade de révélations qui remettent soudain le scénario au premier plan, et finissent par souligner à gros traits les intentions du cinéaste. Les personnages se mettent à chercher à tout prix une vérité qui se dérobe sous leurs pieds, simplifiant un passé qui ne peut être réduit à une explication unique ou à une mécanique de cause à effet. Pourtant, quelque chose sonne faux dans cet enchaînement de twists qui ne font que reprendre jusqu’à la nausée la discutable trinité faute-aveu-pardon, et une certaine lourdeur se dépose alors sur le film, que Farhadi ne dépassera que dans un ultime plan absolument exceptionnel.

Le metteur en scène reprend alors ses droits et fait fonctionner à plein l’intelligence du spectateur, qui doit prêter attention au moindre mouvement de caméra et au moindre détail de l’image pour saisir toute la subtilité de ce qui s’y déroule. Un très grand moment qui pourrait aussi marquer un tournant dans l’œuvre de Farhadi ; celui où le silence et l’image aurait autant de poids que les mots et le texte dans l’architecture sophistiquée de ses récits.

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mercredi 2 février 2022  Après une première moitié de saison d’une densité inédite, les théâtres attaquent 2022 sans baisser de rythme. Les six mois à venir seront riches comme rarement de découvertes et de grandes figures pour se clore sur la venue d’Ariane...
Mardi 5 octobre 2021 Un négationniste s’installe dans la cave d’une famille juive et lui pourrit la vie tout en faisant croire qu’elle le persécute. Aidé par un François Cluzet effrayant, Philippe Le Guay renoue avec l’acuité mordante à laquelle il avait depuis...
Mercredi 5 février 2020 Le combat de personnages pour pouvoir survivre après la défection de leur public épouse celui d’un père pour rester dans le cœur de sa fille. Beau comme la rencontre fortuite entre Princess Bride et une production Pixar ou dans un film d’auteur...
Mardi 15 mai 2018 Sous le délicieux présent, transperce le noir passé… Asghar Farhadi retourne ici le vers de Baudelaire dans ce thriller familial à l’heure espagnole, où autour de l’enlèvement d’une enfant se cristallisent mensonges, vengeances, illusions et envies....
Mardi 5 septembre 2017 Une année à part dans la vie de Godard, quand les sentiments et la politique plongent un fer de lance de la Nouvelle Vague dans le vague à l’âme. Une évocation fidèle au personnage, à son style, à son esprit potache ou mesquin. Pas du cinéma juste ;...
Mardi 13 janvier 2015 Fatih Akin passe à côté de son évocation du génocide arménien, transformée en mélodrame académique sans souffle ni ampleur, comme si le cinéaste avait été paralysé par l’enjeu. Christophe Chabert
Mardi 25 novembre 2014 De Michel Hazanavicius (Fr, 2h14) avec Bérénice Bejo, Annette Bening, Maxim Emelianov…
Mardi 14 octobre 2014 Retour du duo gagnant d’Intouchables, Nakache et Toledano, avec une comédie romantique sur les sans papiers où leur sens de l’équilibre révèle à quel point leur cinéma est scolaire et surtout terriblement prudent. Christophe Chabert
Mardi 29 avril 2014 D’Éric Barbier (Fr, 1h45) avec Yvan Attal, Bérénice Béjo…
Mardi 1 avril 2014 Quand un plat réunit tous les bons ingrédients, il y a fort à penser qu’il sera délicieux… Une femme de Philippe Minyana, mise en scène par Martial Di Fonzo Bo en est une savoureuse confirmation. Florence Barnola
Mardi 10 septembre 2013 De Julien Leclercq (Fr, 1h53) avec Gilles Lellouche, Tahar Rahim, Riccardo Scamarcio…
Lundi 15 juillet 2013 Après "Belle épine", Rebecca Zlotowski affirme son désir de greffer le romanesque à la française sur des territoires encore inexplorés, comme ici un triangle amoureux dans le milieu des travailleurs du nucléaire. Encore imparfait, mais souvent...
Mardi 28 mai 2013 En couronnant ce qui est incontestablement le meilleur film de la compétition, La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, Steven Spielberg et son jury ont posé un beau point final à un 66e festival de Cannes passionnant en son centre, moins stimulant...
Mardi 21 mai 2013 Shield of straw de Takashi Miike. The Last days on mars de Ruairí Robinson. Blue Ruin de Jeremy Saulnier. Borgman d’Alex Van Warmerdam.
Dimanche 19 mai 2013 Grand central de Rebecca Zlotowski. Jimmy P. d’Arnaud Desplechin. Inside Llewin Davis de Joel et Ethan Coen.
Samedi 18 mai 2013 Stop the pounding heart de Roberto Minervini. Tel père, tel fils d’Hirokazu Kore-Eda. L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie.
Lundi 13 mai 2013 De quoi le 66e festival de Cannes (du 15 au 26 mai) sera-t-il fait ? Les films français et américains trustent majoritairement les sélections, les grands cinéastes sont au rendez-vous de la compétition et les sections parallèles promettent leur lot...
Mardi 23 avril 2013 Les films événements de mai sont-ils tous à Cannes ? Presque ! Heureusement, il y a quelques pépites qui s’intercaleront avant la déferlante festivalière… Christophe Chabert

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X