Cinéaste dont l'éclectisme n'est plus à prouver depuis sa Trilogie (2003), Lucas Belvaux revendique sans faux-fuyant sa volonté de contribuer à la réflexion démocratique.
Etait-il envisageable de tourner Chez nous pour la télévision, ou d'en faire une prédiffusion télévisée pour être sûr qu'il soit davantage vu ?
Non, je n'y ai même pas pensé. À la télé, les contraintes sont telles que j'aurais été moins libre : les budgets, le rythme — non pas de tournage, mais de production — et l'écriture sont très cadrés. Ce sont des films qu'il faut faire dans une liberté absolue.
Vous aviez l'impératif du calendrier...
Bien sûr : il fallait sortir avec l'élection présidentielle pour participer au débat. Le même film, quelle que soit l'issue de l'élection, n'avait pas le même sens s'il sortait après. C'était avant ou jamais. Mais si la sortie du film est programmée par les élections, l'envie est née avant, pendant le précédent, Pas son genre. On tournait avec à Arras avec des gens sympathiques sérieux, travailleurs, agréables, l'histoire d'une coiffeuse, un personnage pour qui j'avais de l'affection, de l'estime. C'était en période électorale et les sondages donnaient le FN à 30, 40% selon les endroits dans la région. Un jour, je me suis demandé pour qui elle voterait — puisque statistiquement, 3 personnes sur 10 votent pour ce parti-là. Et comment on se retrouve embringué dans ce parti-là...
Pourquoi passer par la fiction ?
Depuis 30 ans, on est dans un discours vindicatif à l'égard du FN — souvent juste : quand on dit que c'est un parti fasciste, il n'y a qu'eux que ça dérange. Tout ce qui sort dans la presse, des articles de fond, des reportages, des choses filmées à l'intérieur du parti, dans les sections ; tout ça n'a pas d'impact. Il faut passer par la fiction, changer le point de vue sur ce parti, parler des électeurs et l'aborder autrement, comme l'ont fait d'autres cinéastes à d'autres époques sur d'autres sujets. Le cinéma peut être à la fois politique, sociétal et populaire. Les films de John Ford m'ont davantage construits que la lecture de Marx. Je n'ai pas lu beaucoup Marx, mais j'ai beaucoup vu Ford ! Et ce que je suis aujourd'hui, je le dois beaucoup au regard de Ford sur le monde. L'idée du film, c'est comment parler de la société d'aujourd'hui différemment, en étant moins dans l'immédiat, moins en réaction.
Justement, les premières réactions publiques sur le film ont été portées par des personnes n'ayant pas vu le film, le jugeant à partir de sa bande annonce...
Elles sont aberrantes pour nous qui sommes démocrates et qui aimons le cinéma. C'est absurde, mais c'est comme ça. Ça fait partie d'une stratégie bien établie, de tirs de barrages, lourds sur le film. Je m'y attendais, c'est de bonne guerre et de mauvaise foi. Je n'ai rien à leur répondre. Le film est ce qu'il est, il existe malgré eux, il dit ce qu'il a à dire. Après, ce sont les spectateurs qui m'intéressent ; ce ventre mou des électeurs qui votent pour eux une fois, pas la fois d'après. Le magma flou qui peut basculer à tout moment. Ils peuvent réagir à un discours auquel je peux adhérer moi aussi. Quand on est dans la merde, on réfléchit moins bien : on a pas la distance nécessaire pour remettre les choses en perspective.
Sort-on indemne d'une immersion dans cette réthorique et ces éléments de langage ?
Oui, même si c'est un peu lourd à porter : se plonger pendant deux ans dans l'extrême-droite parlementaire et la nébuleuse autour révèle la part abjecte de la France. Depuis la diffusion de la bande-annonce, les trois-quarts des commentaires écrits sur le film sont d'une haine et d'une violence parfois inouïes, avec des pages entières d'antisémitisme et de racisme absolus. Tout ça remonte. Et pour Catherine Jacob et André Dussollier, il y a eu des phrases difficiles à dire, car un acteur doit être sincère quand il joue. Ça leur a demandé un investissement intellectuel personnel. Mais un moment de honte est vite passé (sourire).