Mercredi 30 novembre 2022 L’un aurait fêté son centenaire, l’autre ses 130 printemps en 2022. Mais tous deux sont d’une étonnante contemporanéité et — curieusement — complémentaires. Ernst Lubitsch et Francesco Rosi finissent l’année à l’Institut Lumière.
Thierry Frémaux : « pourquoi Lyon, sa ville natale, n'en fait-elle pas plus pour le cinéma et les Lumière ? »
Par Vincent Raymond
Publié Mardi 9 juin 2020 - 15725 lectures
Photo : © DR
Institut Lumière / Alors qu’il vient de délivrer la liste des 57 films dotés du label Cannes 2020, Thierry Frémaux évoque la situation actuelle du cinéma post-Covid, et notamment ses impacts possibles sur l’Institut et le Festival Lumière qu’il dirige. Cela, l’année des 125 ans du Cinématographe Lumière. Une année particulière…
Après l’annonce de la sélection officielle du 73e festival de Cannes mercredi dernier, quel a été votre sentiment : du soulagement, des regrets ou de l’impatience ?
Thierry Frémaux : Chaque année, je me demande ce qui va empêcher que Cannes se tienne, et chaque année — miracle — rien ne pose problème ; là on a bien vu que l’affaire était sérieuse. Le report au mois de juillet nous a permis d’espérer tout en n’y croyant guère et quand le président de la République a dit « il ne se passera rien cet été », on a compris. Mais on a eu la conviction qu’il fallait rester présent. On recevait des films — plus de 2000 –, ça nous a obligé. Cannes ne pouvait pas avoir lieu sous forme d’événement mais Cannes n’est pas que ça : c’est une distinction, c’est un goût, une façon de mettre le cinéma au cœur du monde ; on a décidé de lui faire prendre une forme différente et d’abord d’annoncer une Sélection officielle et de réunir les professionnels en ligne. Mercredi dernier, grâce à Cannes, on a pu parler de films nouveaux, d’avenir… Ce qu’on ne faisait plus depuis trois mois !
Le même jour, 50 éditeurs de supports vidéo, soutenus notamment par Bertrand Tavernier, ont signé un appel commun alertant sur la situation préoccupante de leur activité dans l’économie globale du cinéma. Vous aviez justement annoncé l’an dernier un projet de DVDthèque pour l’Institut Lumière ; va-t-il se développer plus vite ou bien est-il en statu quo, du fait de la crise ?
Bertrand Tavernier est le Président de l’Institut et c’est aussi à ce titre qu’il soutient ce mouvement. Les éditeurs de DVD, les ayants-droits, les grandes enseignes (TF1, StudioCanal…) font un travail formidable sur le patrimoine. Le confinement leur a permis de faire des ventes car les gens ont regardé beaucoup de cinéma classique sur France Télévisions, Arte ou les plateformes. Et souvent, ces films restaurés l’ont été pour et grâce à nous à Lyon à l’occasion de nos rétrospectives Verneuil, Sautet, Jacques Becker… La restauration de la plupart d’entre eux avait été initiée ou présentée en avant-première au Festival ou à l’Institut Lumière. Les spectateurs lyonnais s’en sont rendus compte, j’en suis sûr.
Je suis fou de DVDs, je pense que la collection est mieux que la dématérialisation, et avec moins de problèmes techniques ! Les éditeurs défendent la nécessité de maintenir le DVD comme objet précieux, ils ont raison. On n’osera jamais dire qu’il faut cesser d’acheter des livres au profit des tablettes mais on s’enivre de modernité technologique dès qu’il s’agit de cinéma.
Il faut que chacun prenne ses responsabilités patrimoniales, là où il est. C’est valable aussi en politique !
Pendant la période de confinement l’Institut a revisité en ligne ses souvenirs et archives, mais les cinémas Lumière n’ont pas eu recours aux salles virtuelles géolocalisées (type La Toile, La 25e heure). C’était un choix logistique ou moral, par égard au nom apposé au fronton des salles ?
Est-ce aux salles à inciter à la vision de films sur Internet ? On me demande pourquoi Cannes n’a pas opté pour un festival en ligne. Parce que c’est ontologiquement en contradiction avec le mot “festival“, que ça n’a pas de modèle économique, que ça favoriserait le piratage, etc. Ce n’est que de la substitution. Pendant le confinement, certains artistes ont produit des choses formidables sur Internet parce qu’elles étaient originales, faites pour l’occasion. Mais d’autres ont aussi choisi de se taire, d’autant qu’on savait que la crise était temporaire. Parfois le mieux est de s’en tenir à une certaine réserve et ça a été la position de l’Institut Lumière : les salles, la librairie et le musée étaient fermés et nous n’avons pas chercher à exister à tout prix pendant le confinement. Nous avons préféré nous tenir prêt pour la reprise : elle est effective depuis le 5 juin pour la librairie et le café, le 12 pour le musée et le 22 pour les cinémas.
À la faveur du décret d’urgence sanitaire, La Camera d’Or Nuestras Madres sort ces jours en VOD. Cela ne traduit-il pas une fragilité de l’économie traditionnelle du cinéma ?
On ne saurait critiquer les ayant-droits qui ont traité avec les plateformes pour survivre, pour veiller sur leur trésorerie, dans le cas de Nuestras Madres ou de Pinocchio de Matteo Garrone. Le CNC a permis également que les règles soient assouplies ; il fallait bien trouver des solutions. Ensuite,
sur la fragilité du cinéma, si le virus avait été informatique et que tous les écrans s’étaient éteints, on parlerait de la fragilité de la télévision et des petits écrans.
Quand Avengers devient le plus gros succès de l’Histoire du cinéma, personne n’annonce la fin des plateformes. C’est une manie depuis 1896 d’annoncer la mort du cinéma. Le cinéma et la télévision — parce que les plateformes sont de la télévision — cohabitent sans problème depuis les années 1950. En 2019, on a battu tous les records de fréquentation en salles et en 2020, les salles seront fermées trois mois. Les avions ne volent pas, l’aéronautique va aussi devoir s’interroger. Idem pour la presse avec la baisse de la publicité, etc. Pourquoi veut-on tout le temps faire des déclarations métaphysiques sur la mort du cinéma ? Plusieurs sondages indiquent qu’aller au cinéma est la chose que les Français ont le plus envie de reprendre. La mythologie, son désir et son souvenir ont joué pleinement pendant le confinement. Je ne vois pas là l’accumulation de signes négatifs. Certes, il y a une nouvelle économie à échelle mondiale (Netflix a 170 millions d’abonnés), qui donne matière à réflexion. Mais Netflix n’est pas contre le cinéma et n’y a nul intérêt : ils ont besoin des cinéastes pour faire leurs grands succès, comme Martin Scorsese ou Alfonso Cuarón.
Autre conséquence à court terme de la crise du coronavirus sur l’exploitation, les projections en plein air sont touchées. La place Ambroise-Courtois ne semble pas retenue dans le protocole sanitaire de la Ville de Lyon pour Tout l’Monde dehors. L’Été en Cinémascope serait donc compromis ?
On aura des solutions : plutôt que de faire sept ou huit séances chaque mardi de l’été, on peut très bien en faire quatre ou cinq à la fin de l’été pour marquer la rentrée, en fonction des règles sanitaires. Après, je ne vois pas pourquoi la place Ambroise-Courtois ne serait pas retenue… D’autant qu’il n’y aura aucun cinéma plus près des hôpitaux que nous (sourire). On va voir, on a appris à gérer au jour le jour…
Quelles sont les rapports entre l’Institut Lumière et la Ville d’une part et la Métropole de l’autre ?
L’Institut Lumière s’est depuis toujours développé en favorisant les ressources propres, les recettes et les partenariats privés. Nous n’avons pas comme tradition de hanter les couloirs des collectivités à réclamer des subventions. C’est le succès populaire qui permet de financer le Festival Lumière, avec seulement 30% d’argent public.
Mais comme on rassemble des centaines de milliers de spectateurs par an, et qu’on ne se plaint jamais, on s’occupe moins de nous. Nous avons pu créer grâce à la ville le musée Lumière il y a presque vingt ans mais depuis nous n’avons pas eu de quoi le régénérer. On revient à des questions que Bertrand Tavernier et Bernard Chardère posaient déjà il y a quarante ans : pourquoi Lyon, sa ville natale, n’en fait-elle pas plus pour le cinéma et les Lumière ? Par exemple, elle ne cofinance pas le Festival Lumière qui, pour le monde entier, est attaché à Lyon.
C’est la Métropole : il y a des transferts de compétences culturelles…
Bien sûr mais ça n’empêche pas ; d’autres institutions sont cofinancées. Avec la moitié d’autofinancement, l’Institut Lumière a été impacté à 50% sur son économie. Ceux qui ne sont qu’à 5 ou 10% de ressources propres le sont moins. Nos convictions de citoyens nous ont mené à ce modèle parce il y a quelque chose d’indigne à être trop gourmands d’argent public mais nous sommes perdants au final, alors que nous sommes bon marché, et bons élèves ! Heureusement, il y a une écoute de la part des collectivités et de l’État, j’espère que nous pourrons terminer l’année dans de bonnes conditions.
Vous avez annoncé dans le Film Français que le Festival Lumière 2020 « accueill[erait] tout ou partie de Cannes Classics, puisque le cinéma de patrimoine est sa vocation ». À part In The Mood For Love, que pourrait-on voir ?
On y travaille encore. L’annonce se fera après la mi-juin.
Lors de présentation de la sélection, vous avez en revanche dans un lapsus associé Lyon et Wes Anderson. Serait-ce un indice de son retour à Lyon ?
Son film sort le 14 octobre, c’est en effet une belle coïncidence. Les distributeurs souhaitent une avant-première à l’occasion du Festival Lumière car il y a de la presse, des salles, du public et on mange tous ensemble. Il y a souvent des copains — Dupontel vient tout le temps – mais cette année, nous ouvrirons le programme à quelques avant-premières de Cannes. On ne sait pas combien il y en aura, mais on peut espérer qu’il y aura The French Dispatch, oui !
L’annonce du Prix Lumière, qui se fait ordinairement mi-juin, sera-t-elle décalée ?
L’annonce du Prix Lumière se fera soit fin juin, soit fin août. Vous imaginez, il y a un mois, c’était inimaginable d’organiser le festival ! Désormais, le retour à la normale va vite. Mais il faut qu’on se garantisse les moyens d’exister dans des conditions décentes, ce qui n’est pas encore le cas. On ne sait pas quelles recettes nous obtiendrons, il y a des partenaires privés qui ont été impactés économiquement et qui ne sont pas sûrs de nous accompagner. Lumière est l’un des grands festivals français et mondial et le CNC doit nous accompagner plus, spécialement cette année.
Le projet d’extension de l’Institut Lumière est-il ajourné ?
Non. Après les élections, nous reprendrons les discussions. Nous avons beaucoup avancé avec Gérard Collomb, puis David Kimelfeld ou encore Étienne Blanc pour la Région. L’œcuménisme de l’Institut Lumière ! Un partenaire privé a financé l’étude de Renzo Piano qui a fait des propositions puissantes. Le projet existe désormais, il sera grand public, patrimonial, il sera économe et quasi auto-financé. Mais il faut le construire. Nous sommes bien sûr à la disposition des pouvoirs publics.
Le projet de “franchiser“ le Festival Lumière à travers le monde est-il toujours d’actualité ?
Plus que jamais. Le 22 juin, Maelle Arnaud et moi devions être à Buenos Aires pour le numéro zéro de l’édition argentine du Festival Lumière pour un gros démarrage en 2021. On va reprendre tout ça. Cela dit, nous avons mené une grande réflexion sur nos activités et on se demande si on va pouvoir tenir tellement nos moyens sont insuffisants.
La solution réside dans l’aide du CNC et de la Ville de Lyon ou bien vers davantage de ressources propres ?
Les deux ! La France est un pays où l’argent public soutient la culture, ce qui est une façon de soutenir la société. C’est une conviction qui doit être portée conjointement par les élus et les responsables publics. Mais il faut aussi trouver de nouveaux modèles économiques. L’Institut Lumière, qui a fait ses preuves, doit être mieux soutenu par les pouvoirs publics, si l’on compare ce que le CNC donne à la Cinémathèque Française ou la Ville de Lyon à certaines de ses institutions. J’ai beaucoup rendu hommage à Gérard Collomb d’avoir osé lancer le Festival Lumière, sa réussite populaire prouve qu’on peut continuer et que la Ville de Lyon doit accroître ses efforts. Nous sommes la ville natale du Cinématographe Lumière, qui fête ses 125 ans.
Nous avons sauvé trois salles de cinéma et préservé des emplois mais vont-elles survivre après la crise ? Je crois beaucoup à une relance active, à laquelle chacun à sa façon doit contribuer. Et le monde d’après, c’est celui que nous voulions déjà avant sans parvenir à l’obtenir. Il ne faut pas y renoncer.
Festival Lumière
À Lyon et dans la métropole du samedi 10 au dimanche 18 octobre 2020
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