Fincher, 10 ans d’histoire
ECRANS le Mardi 30 novembre 1999 | par Christophe Chabert
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Première séquence de The Social Network : Mark Zuckerberg et sa petite amie Erica discutent autour d’une bière. Il lui explique avec arrogance l’intérêt d’entrer dans les clubs selects de Harvard, et qu’elle n’y parviendra pas sans lui ; en retour, elle le plaque sèchement, ce qui trouble à peine sa détermination. Prologue brillant où s’épanouit la verve inimitable d’Aaron Sorkin ; le créateur d’À la maison blanche retrouve ici son terrain de prédilection : les coulisses de l’Histoire racontées comme des marivaudages quotidiens, au plus près de la parole et des problèmes personnels de ses protagonistes. Restait à savoir comment le texte de ce virtuose allait être interprété par un cinéaste qu’on qualifie, par paresse, de "visuel" : David Fincher.
Plus que jamais proche de l’intelligence cinématographique d’un Kubrick, Fincher a choisi d’adapter sa mise en scène à ce matériau scénaristique, ne cherchant ni à l’aérer, ni à l’agiter gratuitement, sans pour autant refuser d’y apposer une vision personnelle. C’est la première et immense qualité de The Social Network : la rencontre de deux grands artistes pour un dialogue tantôt complémentaire, tantôt contradictoire, mais toujours fécond.
ECRANS le Mardi 30 novembre 1999 | par Christophe Chabert
Le générique en annonce les modalités : Zuckerberg traverse Harvard pour retrouver sa chambre d’étudiant. Cet enchaînement de plans de coupes est accompagné par une mélodie au piano, mais on distingue aussi, en arrière fond, de menaçantes lignes de cordes enchevêtrées, comme si derrière la simplicité de la situation se jouait quelque chose de décisif : un monde va en chasser un autre. La rigueur antique de Harvard (qui, c’est dit dans le dialogue, « existait avant ce pays »), son goût de l’argutie et de la hiérarchie vont en effet être bousculés par l’ambition de Zuckerberg, un corps nouveau, désincarné socialement, déjà numérisé.
Zuckerberg, self-made-man sans famille ni passé, crée donc Facebook comme l’expression conjointe de sa frustration et de son asociabilité, mais aussi comme une vision prophétique de l’avenir de l’humain. Le film montre son ascension, mais la raconte au moment de sa chute, rattrapé par les jumeaux Winklevoss, prototypes d’étudiants sportifs nés avec une cuillère en argent dans la bouche et programmés pour devenir des entrepreneurs, puis par Eduardo Saverin, son meilleur ami et co-inventeur du site, spolié par un contrat vicié.
Sorkin orchestre des allers-retours temporels entre les procès et les faits, ce qui conduit à en opacifier la lecture. Mais cette opacité, rien ne la trahit mieux que le visage fermé et l’absence d’émotions de Zuckerberg lui-même (et de son interprète, Jesse Eisenberg, fabuleux). Fincher fait de son héros un être insaisissable, focalisé sur sa réussite, hermétique aux événements. Zuckerberg ne mange pas, ne fume pas, ne baise pas ; son corps n’est que le véhicule de son ambition — exemplairement, il se rend à un rendez-vous d’affaires en robe de chambre… Zuckerberg est le premier homme capitaliste du XXIe siècle, un être de pure surface produit par l’ère numérique, cousin lointain du Robert Graysmith de Zodiac ou de Benjamin Button.
Son invention lui ressemble ; dans le film, il est une sorte de clone de sa page Facebook, réduit à un portrait unique et impersonnel, des images sans profondeur de sa vie quotidienne, quelques statuts en guise de répliques… Si lui réussit là où les autres échouent, c’est parce que leurs corps sont encore empêtrés dans le temps d’avant : les Winklevoss et leur approche athlétique de la compétition — dans une scène stupéfiante, la seule entièrement visuelle du film, ils perdent un championnat d’aviron sponsorisé par… Polaroïd ! Saverin et son attitude de commercial pincé, pensant qu’il faut exister physiquement pour exister socialement. Même Sean Parker, le créateur de Napster (très convaincant Justin Timberlake) croit encore dans la flambe, la drogue et le sexe facile du parvenu reaganien, ce qui le perdra.
De plus en plus seul, de moins en moins humain, Zuckerberg triomphe à mesure qu’il disparaît. Impossible, dès lors, de ne pas lire The Social Network comme une variation contemporaine autour de Citizen Kane. Kane passait sa vie à construire un empire pour s’enfermer à l’intérieur avec ses secrets ; Zuckerberg, incapable de s’adapter au monde, va le dématérialiser pour le reconstruire selon ses règles, et pouvoir vivre à l’intérieur sa névrose intime. Son Rosebud à lui, comme le souligne génialement la dernière image, inoubliable…
The Social Network
Un film de David Fincher (E-U, 2010, 120mn) ; avec Jesse Eisenberg, Andrew Garfield, Justin Timberlake, Armie Hammer...
Première séquence de The Social Network : Mark Zuckerberg et sa petite amie Erica discutent autour d’une bière. Il lui explique avec arrogance l’intérêt d’entrer dans les clubs selects de Harvard, et qu’elle n’y parviendra pas sans lui ; en retour, elle le plaque sèchement, ce qui trouble à peine sa détermination. Prologue brillant où s’épanouit la verve inimitable d’Aaron Sorkin ; le créateur d’À la maison blanche retrouve ici son terrain de prédilection : les coulisses de l’Histoire racontées comme des marivaudages quotidiens, au plus près de la parole et des problèmes personnels de ses protagonistes. Restait à savoir comment le texte de ce virtuose allait être interprété par un cinéaste qu’on qualifie, par paresse, de "visuel" : David Fincher.
Plus que jamais proche de l’intelligence cinématographique d’un Kubrick, Fincher a choisi d’adapter sa mise en scène à ce matériau scénaristique, ne cherchant ni à l’aérer, ni à l’agiter gratuitement, sans pour autant refuser d’y apposer une vision personnelle. C’est la première et immense qualité de The Social Network : la rencontre de deux grands artistes pour un dialogue tantôt complémentaire, tantôt contradictoire, mais toujours fécond.
ECRANS le Mardi 30 novembre 1999 | par Christophe Chabert
Le générique en annonce les modalités : Zuckerberg traverse Harvard pour retrouver sa chambre d’étudiant. Cet enchaînement de plans de coupes est accompagné par une mélodie au piano, mais on distingue aussi, en arrière fond, de menaçantes lignes de cordes enchevêtrées, comme si derrière la simplicité de la situation se jouait quelque chose de décisif : un monde va en chasser un autre. La rigueur antique de Harvard (qui, c’est dit dans le dialogue, « existait avant ce pays »), son goût de l’argutie et de la hiérarchie vont en effet être bousculés par l’ambition de Zuckerberg, un corps nouveau, désincarné socialement, déjà numérisé.
Zuckerberg, self-made-man sans famille ni passé, crée donc Facebook comme l’expression conjointe de sa frustration et de son asociabilité, mais aussi comme une vision prophétique de l’avenir de l’humain. Le film montre son ascension, mais la raconte au moment de sa chute, rattrapé par les jumeaux Winklevoss, prototypes d’étudiants sportifs nés avec une cuillère en argent dans la bouche et programmés pour devenir des entrepreneurs, puis par Eduardo Saverin, son meilleur ami et co-inventeur du site, spolié par un contrat vicié.
Sorkin orchestre des allers-retours temporels entre les procès et les faits, ce qui conduit à en opacifier la lecture. Mais cette opacité, rien ne la trahit mieux que le visage fermé et l’absence d’émotions de Zuckerberg lui-même (et de son interprète, Jesse Eisenberg, fabuleux). Fincher fait de son héros un être insaisissable, focalisé sur sa réussite, hermétique aux événements. Zuckerberg ne mange pas, ne fume pas, ne baise pas ; son corps n’est que le véhicule de son ambition — exemplairement, il se rend à un rendez-vous d’affaires en robe de chambre… Zuckerberg est le premier homme capitaliste du XXIe siècle, un être de pure surface produit par l’ère numérique, cousin lointain du Robert Graysmith de Zodiac ou de Benjamin Button.
Son invention lui ressemble ; dans le film, il est une sorte de clone de sa page Facebook, réduit à un portrait unique et impersonnel, des images sans profondeur de sa vie quotidienne, quelques statuts en guise de répliques… Si lui réussit là où les autres échouent, c’est parce que leurs corps sont encore empêtrés dans le temps d’avant : les Winklevoss et leur approche athlétique de la compétition — dans une scène stupéfiante, la seule entièrement visuelle du film, ils perdent un championnat d’aviron sponsorisé par… Polaroïd ! Saverin et son attitude de commercial pincé, pensant qu’il faut exister physiquement pour exister socialement. Même Sean Parker, le créateur de Napster (très convaincant Justin Timberlake) croit encore dans la flambe, la drogue et le sexe facile du parvenu reaganien, ce qui le perdra.
De plus en plus seul, de moins en moins humain, Zuckerberg triomphe à mesure qu’il disparaît. Impossible, dès lors, de ne pas lire The Social Network comme une variation contemporaine autour de Citizen Kane. Kane passait sa vie à construire un empire pour s’enfermer à l’intérieur avec ses secrets ; Zuckerberg, incapable de s’adapter au monde, va le dématérialiser pour le reconstruire selon ses règles, et pouvoir vivre à l’intérieur sa névrose intime. Son Rosebud à lui, comme le souligne génialement la dernière image, inoubliable…
The Social Network
Un film de David Fincher (E-U, 2010, 120mn) ; avec Jesse Eisenberg, Andrew Garfield, Justin Timberlake, Armie Hammer...
Crédit Photo : © DR
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