Gabriel Kahane : « la plupart des électeurs de Trump n'ont rien à voir avec ce que j'imaginais »

8980 : Book of Travelers

Théâtre de la Croix-Rousse

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Deux soirs durant, le New-Yorkais Gabriel Kahane, découvert à Lyon en Petit Bulletin Live en 2016, vient présenter au Théâtre de la Croix-Rousse la version scénique de son album Book of Travelers, fruit d'un voyage en train de 8980 miles à travers l'Amérique entamé au lendemain de la l'élection de Donald Trump, à la rencontre de ses électeurs.

Book of Travelers est né de l'élection de Donald Trump, comment vous êtes-vous senti dans les minutes qui ont suivi sa victoire ?
Gabriel Kahane :
En réalité, ce projet est antérieur à tout cela. Je travaillais sur des chansons en rapport avec l'idée de voyage dans la culture américaine. Depuis les pèlerins jusqu'à la renaissance au XXe siècle du voyage comme expérience mystique – avec la création des Parcs nationaux sous la présidence Roosevelt, tout un vocabulaire quasi religieux s'est développé autour de l'idée de voir Dieu dans la Nature. Mais ça me semblait un peu trop cérébral et intellectualisant. J'ai alors pensé que je devrais partir en voyage pour donner un cadre narratif à ces chansons – j'en avais déjà écrit 17 ou 18.

Trois semaines avant l'élection, alors que comme beaucoup d'Américains j'étais perplexe à l'égard de l'ascension de Donald Trump, j'ai décidé que quel que soit le résultat du scrutin, je sauterai dans un train le lendemain à la rencontre des gens, guidé par ma croyance qu'aussi répulsif et toxique puisse être Trump, ses supporters ne l'étaient pas nécessairement tous.

Je voulais comprendre ce qui provoquait leur engouement. Bien sûr, je pensais qu'Hillary Clinton allait gagner mais rien ne s'est déroulé comme prévu. Ç'a été un choc total, que je comparerais à ce moment de sidération quand on se cogne et où la douleur met du temps à se faire ressentir.

Mais quelques heures à peine après être monté dans le train, je me suis senti débarrassé, au moins temporairement, de cette douleur, parce que je laissais derrière moi la rhétorique toxique qui avait empoisonné les réseaux sociaux six mois durant. Rien que le fait de sortir de cet espace numérique et de simplement aller vers les gens pour parler directement avec eux m'a fait un bien fou.

Une fois votre voyage entamé, comment vous y êtes vous pris pour dialoguer avec vos compatriotes ?
Dans le genre de train que j'ai emprunté, on vous assigne à une place dans le wagon restaurant. Comme j'étais seul, je mangeais toujours avec des inconnus. Et quand vous voyagez, la meilleure manière d'engager la conversation, c'est de demander : « où allez-vous ? ». À chaque fois, cette question amenait les gens à parler de leur famille. La loyauté à l'égard de la famille est une chose viscéralement américaine. Du coup, presque toutes les chansons de Book of Travelers parlent de la famille. Et pour une raison que j'ignore, les gens étaient extrêmement ouverts. Ce qui a fait le succès de ce voyage, c'est que je n'avais pas idée que j'allais balancer toutes les chansons déjà écrites. Je ne me disais pas : « je vais écrire une chanson à partir de cette conversation ». Je me contentais de boire leurs paroles, de prendre des notes dans ma cabine. Quelques mois plus tard, j'ai commencé à transformer certaines de ces conversations en chansons. Quand on me demandait ce que je faisais, je disais :

je suis musicien, j'ai un projet sur le voyage et j'essaie de sortir de mes bulles new-yorkaise et numérique, je veux juste parler aux gens au plus près ».

Je m'en tenais là et je dois dire que je n'en savais pas vraiment davantage moi-même sur ce que je faisais.

Qu'avez-vous appris durant ce voyage, sur les États-Unis, les Américains et peut-être sur vous-même ?
Que j'étais accro à Internet et qu'être sans téléphone pendant deux semaines était merveilleux. Ce que fait Internet à notre tissu social est profondément destructeur. Les médias tirent profit de la division. Facebook, YouTube, Twitter produisent une exagération de nos discours, une culture de l'apostrophe, de l'insulte, de la critique systématique et gratuite. En Amérique, nous avons cette vieille culture raciste et c'est comme si la campagne de Trump avait arraché le pansement de cette plaie béante.

Je ne minimise pas les différents très sérieux qui agitent notre société, mais j'ai découvert qu'on retrouve une commune humanité dès lors qu'on quitte Internet pour se parler vraiment. Devant le défilement de ces magnifiques paysages, naît une fierté commune à ressentir la beauté physique de notre pays. Au départ, j'avais vraiment peur de demander aux gens s'ils avaient voté Trump et de ce que pourrait produire leurs réponses ; mais je me suis rapidement aperçu que la plupart d'entre eux n'ont rien à voir avec ce que j'imaginais d'eux depuis mon propre point de vue idéologique. Chacun d'entre eux m'a surpris. C'est la vieille leçon selon laquelle on ne peut pas juger un livre à sa couverture.

Comment avez-vous ensuite construit ce disque ?
L'une de mes questions éthiques était de garder à l'esprit que je suis un homme blanc hétéro. Si j'avais été une femme noire, je n'aurais pas pu avoir les conversations que j'ai eues avec tous ces gens, blancs pour la plupart. Même si je viens d'une "culture" différente, je pouvais me mélanger à eux. La question était donc celle de ma responsabilité à pouvoir raconter ces histoires : est-ce que j'en avais le droit ? Une fois rentré chez moi, j'ai passé plusieurs mois à simplement réfléchir, sans rien écrire. Et je suis parvenu à l'idée que ce disque devait raconter l'histoire de mon voyage, que celles des passagers devaient figurer une part de ma propre expérience. Ont alors émergé les histoires dont je m'apercevais que je les racontais souvent à mes amis, qui me revenaient en tête le plus facilement. Celles-là étaient forcément vouées à devenir des chansons.

Que vouliez-vous pour l'adaptation scénique de Book of Travelers ?
Je savais que ce serait une performance en solo et je travaillais avec Daniel Fish, un merveilleux metteur en scène. Nous étions au départ d'accord sur une chose : « pas d'images vues d'un train, trop évident ». Mais en avançant on s'est aperçu qu'il n'y avait pas ou peu de mention de train dans les paroles des chansons, donc les accompagner d'images prises depuis le train donnerait au spectacle un aspect plus immersif. Nous avons envoyé une vidéaste dans certains des trains que j'avais empruntés pour retracer environ un quart du trajet accompli, avec deux caméras attachées ensemble pour obtenir des plans panoramiques très larges. Jim Findlay, notre scénographe, a eu cette idée géniale d'installer des écrans en diagonale depuis l'avant-scène côté jardin jusqu'à l'arrière-scène côté cour. De cette manière, le public ressent le mouvement de manière beaucoup plus forte et différemment suivant l'endroit où il se trouve. C'est un concept très simple mais le résultat est, je crois, vraiment magnifique.

Gabriel Kahane, 8980 : Book of Travelers
Au Théâtre de la Croix-Rousse le vendredi 5 et samedi 6 avril

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