Itinéraire parallèle de deux jeunes membres de la tribu des Oglalas Lakotas tentant d'échapper à la marginalité, "War Pony", de Gina Gammell & Riley Keough, a conquis les jurés de la Caméra d'Or l'an passé. Alors que se profile le nouveau Festival de Cannes, il sort (enfin) de sa réserve.
Dakota du Sud, de nos jours. Sanctuaire de la tribu Oglala Lakota, la réserve de Pine Ridge est aussi une enclave où les membres de cette Nation autochtone peinent à survivre. La petite vingtaine – et déjà père de deux enfants conçus avec deux ex-compagnes –, Bill pense avoir trouvé la martingale pour s'en sortir : créer un élevage de caniches de luxe. En attendant, il s'est placé comme factotum chez un riche éleveur blanc à qui il rend divers services (comme lui convoyer des jeunes femmes de la réserve pour ses relations extra-conjugales). De son côté, Matho a 12 ans et "joue au grand" dans sa bande, notamment en fauchant la drogue de son père pour la revendre après l'avoir coupée. Des bêtises qui le conduiront encore plus vite sur la voie de la marginalisation...
Récemment, une cinéaste d'outre-Atlantique confiait en privé qu'il était parfois mal vu de s'intéresser "artistiquement" à la situation des Natifs américains lorsque l'on ne pouvait revendiquer soi-même une pleine appartenance à telle ou telle Nation – comprenez : le fait d'être métis, "sang-mêlé" ou d'avoir des origines autochtones ne vous exonère pas d'être catalogué comme suspect d'appropriation culturelle. La Britannique Gina Gammell et la Californienne Riley Keough n'ont ici fort heureusement pas eu à subir cette nouvelle inquisition sur l'air du « d'où parles-tu, camarade ? ». Pas parce que la seconde a une aïeule Cherokee (!) du côté de son grand-père, mais parce que leur projet est ontologiquement la négation d'un accaparement, les cinéastes restituant au grand jour la situation calamiteuse d'une minorité paupérisée et exploitée. En outre, elles ont composé leur scénario en compagnie de Bill Reddy et Franklin Sioux Bob, eux-mêmes directement concernés par le sujet. Au reste, Chloé Zhao, qui a passé son enfance à des milliers de kilomètres de la communauté de Pine Ridge, n'a-t-elle pas su retranscrire par deux fois la précarité de sa jeunesse dans Les Chansons que mes frères m'ont apprises (2015) et The Rider (2017) ?
Sur la réserve
En suivant en alternance les itinéraires contrariés d'un pré-ado et d'un jeune adulte, Gammell & Keough filment davantage que les mésaventures de deux personnages : elles présentent des archétypes d'autochtones amérindiens se heurtant, à des âges charnières, à un mur de verre. Quelles que soient leurs ambitions, leur bonne volonté, un déterminisme social programme inéluctablement la consomption individuelle : les garçons sont déscolarisés tôt, tombent dans la drogue ou la délinquance, meurent précocement ; les filles rescapées sont célibataires et s'occupent des marmots en vivant d'expédients. Quant aux Blancs, ils tirent profit des forces vives de la "réserve" – terme qu'il faudrait presque prendre dans son acception la plus sinistre de "vivier". À ce titre, l'attitude paternaliste manifestée par le couple d'éleveurs (et le jeu pervers entretenu par l'épouse vis-à-vis de Bill) n'a rien à envier au comportement des cultivateurs de coton sudistes envers leur "main-d'œuvre" noire, persuadés de leur supériorité et de leur impunité.
Si les réalisatrices dépeignent l'inéluctable parcours vers la misère de Bill et Matho, elles ne condamnent pas leur film au misérabilisme visuel : comme chez Zhao ou Sean Baker, le soin apporté à la photographie évite d'en rajouter dans le trash à bon compte, sans pour autant esthétiser l'âpreté ambiante. Dans ce décor où la vie pourrait être heureuse, en communion avec la nature ; où des surgissements fantasmatiques poétisent le quotidien, la rétention pluri-séculaire des Oglalas Lakotas condamne leurs descendants à subir la loi des héritiers des "conquérants" de l'Ouest. Quoique : la fin de War Pony prouve que ces derniers peuvent être, ironiquement, les dindons de la farce...
★★★☆☆ War Pony de Gina Gammell & Riley Keough (É.-U., avec avert. 1h54) avec Jojo Bapteise Whiting, LaDainian Crazy Thunder, Ashley Shelton... En salle le 10 mai