Opéra / En 7 ans, Laurent Pelly est devenu un des metteurs en scène d'opéra les plus connus dans le monde. Enthousiasme, curiosité, distanciation burlesque et larges réminiscences de toutes les cultures populaires caractérisent son travail, qu'il prend même à nouveau plaisir d'exercer sur les scènes de théâtre.
Christophe Chabert
Contribution à la légende future de Laurent Pelly : on ne peut l'interviewer qu'entre deux trains. Il y a cinq ans, alors qu'il essuyait le soir les plâtres de la tournée de C'est pas la vie tout en préparant le jour la reprise triomphale d'Orphée aux enfers à l'Opéra de Lyon et la création toute aussi acclamée de La Belle Hélène au Théâtre du Châtelet, il avait trouvé une petite heure pour discuter avec nous. Cette année, c'est à peu près le même programme : tournée du Roi nu (la saison prochaine à Lyon), création du Roi malgré lui, répétitions pour un spectacle au Grenoble jazz festival, voyages à Paris pour préparer Ariane à Naxos au Châtelet... C'est donc dans une taverne de la Part-Dieu qu'on discute avec lui de sa boulimie créatrice. Avec en mémoire les circonstances de notre dernière conversation : "Après C'est pas la vie à Avignon où c'était l'horreur, j'en étais à me dire que j'arrêtais le théâtre. Un mois plus tard, j'ai commencé La Belle Hélène au Châtelet en me disant : "Qu'est-ce qu'on va faire avec ça, c'est pas drôle !". Et le spectacle a été la plus gros succès que j'ai jamais fait : il a été repris trois fois, il est sorti en DVD, ça s'est vendu comme des petits pains. C'est ce spectacle qui a tout déclenché..." Le Pelly déprimé a cédé la place à un Pelly rieur et épanoui, décontracté par 6 ans de succès ininterrompu partout dans le monde et un carnet de créations plein jusqu'en 2012. Pourtant, à la vision du Roi malgré lui, on constate que l'esthétique Pelly n'a pas bougé d'un pouce depuis l'échec cuisant (et injuste) de C'est pas la vie. Difficile de trouver metteur en scène plus fidèle à lui-même, plus sincère dans sa démarche, au point que quand il s'aventure par amitié hors de ses marques (avec Les Boréades l'an dernier à l'Opéra de Lyon), on sait qu'il est le premier à s'en faire le reproche. "Les Boréades, c'était une œuvre impossible, dramatiquement extrêmement faible. C'est hyper-long, il ne se passe rien pendant les deux premiers actes. Je n'étais pas très satisfait de la production au finish. Quand on pense à l'époque où ces opéras étaient montés, il nous manque les références, mais aussi les moyens. Pour monter Les Boréades, la clé de voûte, c'est les moyens esthétiques : il faut faire du music-hall, en mettre plein la vue. Le projet était l'inverse : épurer, être sur la musique tout le temps."L'Opéra malgré luiMusic-hall : le mot est lancé. La particularité du travail de Pelly sur l'opéra, c'est de ne pas l'embastiller dans une approche savante, mais de lui rendre sa nature populaire, de le faire descendre de son piédestal. Rien d'étonnant à ce qu'Offenbach soit devenu son référent en la matière. On sent qu'il trouve chez le compositeur la matière parfaite pour laisser s'épanouir son désir de spectacle : l'esprit XIXe allié avec un brassage de mythologies et une grande force de dérision. "C'est tellement fou qu'il n'y a pas de limites. Il y a une grande intelligence du théâtre et finalement c'est plus fort que tout. C'est méchant, c'est drôle, c'est beau." Orphée aux enfers en 1997 lui met le pied à l'étrier de l'art lyrique, La Belle Hélène lui offre ses lettres de noblesse et Les Contes d'Hoffmann (reprise à l'Opéra de Lyon la saison prochaine) comble toutes ses envies d'opéra. Enfin, avec La Grande Duchesse de Gerolstein, il décroche une diffusion télé le 26 décembre dernier, pour se remettre de la dinde de Noël ! Chaque fois, c'est un vent de folie qui souffle sur scène, une manière d'ouvrir les vannes de la fantaisie débridée dans une scénographie bigger than life... L'opéra ouvre à Pelly une forme d'art total, où ses passions pour la musique et le théâtre s'accouplent avec ses plaisirs coupables pour la littérature de gare (il avait adapté des romans Harlequin pour un spectacle à l'ENSATT) ou le feuilleton populaire (il a sorti des tiroirs le personnage de Madame Angot, franchise théâtrale post-révolution française qui a connu une douzaine de suites !). Dans ce travail complexe et passionnant, il a trouvé quelques alliés : Agathe Mélinand, collaboratrice fidèle, Magali Léger, excellente actrice ET excellente chanteuse, et bien sûr Marc Minkowski, chef d'orchestre de ses plus grands tubes lyriques.Premier degré et demiDans Le Roi malgré lui, la représentation de cette romance politico-historique est interrompue en permanence par trois personnages en blouses bleu gris qui montent et démontent le décor, régulent les entrées et sorties du chœur ou deviennent figurants malgré eux du spectacle. Vous n'êtes qu'à l'opéra, nous susurre Pelly par l'intrusion de ces trois compères, et je le sais aussi bien que vous. Mais comme vous êtes à l'opéra, comme vous avez payé votre place dans ce temple de l'art pour en prendre plein les yeux et pleins les oreilles, je vais quand même vous raconter cette histoire-là avec ses naïvetés, ses conventions, ses approximations, ne serait-ce que parce que sa musique vaut le coup d'être entendue. Voilà pourquoi on aime le travail de Laurent Pelly, comme on aime les spectacles de TG Stan, Les Soprano ou Love actually : tous inventent un premier degré et demi, une manière de se moquer des récits éculés et des stéréotypes tout en leur faisant faire un ultime tour de piste, plus vite et plus fort que les précédents. La distanciation ici à l'œuvre n'est plus celle, théorique et glaciale, des intellectuels formalistes ; c'est celle d'un metteur en scène-spectateur qui ne peut s'empêcher d'être encore un peu avec le public, qui a toujours envie de rire et de pleurer avec lui. La folie Pelly, c'est ça : celui d'un type qui croit encore au plaisir de faire du spectacle et au plaisir d'en voir.
