Crasse, fisher queen
Odorama / Un premier long qui réussit la fusion entre le drame social craspec et la féérie, sans jamais rien abandonner de son originalité.Â

Photo : Crasse © Piece of Magic Entertainment
Le Brexit semble avoir eu un effet paradoxal sur le cinéma britannique. S'il a d'évidence fragilisé l'industrie locale, ce bouleversement a ouvert un espace inédit à toute une nouvelle génération de réalisatrices qui n'ont pas manqué de s'en emparer : Charlotte Colbert (She Will), Rose Glass (Saint Maud), Charlotte Wells (Aftersun), Charlotte Regan (Scrapper)... La dernière venue se nomme Luna Carmoon et elle signe avec Crasse, un premier long métrage déroutant, mais aussi atypique et émouvant.
Au-delà du réel
Dans l'Angleterre des années 80 et 90, à travers le récit de Maria, une jeune fille bientôt arrachée à sa mère pour être placée en famille d'accueil, la cinéaste nous parle du peu connu syndrome de Diogène. Un trouble du comportement qui se caractérise par une négligence extrême du domicile, une hygiène corporelle déficitaire, un isolement social et un déni de la réalité. De ce postulat sordide, elle réussit un conte social toujours sur un fil entre le merveilleux et le dérangeant.Â
En rupture avec le réalisme de Ken Loach, Luna Carmoon se situe davantage au croisement entre Sean Baker et Andrea Arnold. Elle partage avec le premier une quête poétique dans la peinture d'un quotidien potentiellement sujet au misérabilisme racoleur, à la seconde, elle emprunte une approche sensorielle de l'expérience de sa protagoniste. Jamais surplombante, elle entreprend de comprendre son personnage en épousant sa perception plutôt que de le juger. Sa manière de chercher la beauté dans la laideur et la saleté crée un malaise croissant, n'omettant jamais la dérive de l'héroïne tout en observant son impression de plénitude.
La mécanique des fluides
La dimension aérienne de la mise en scène durant les passages de l'enfance de Maria, usant notamment de plans zénithaux, s'oppose à une viscéralité plus concrète. La réalisatrice n'hésite pas à se rapprocher du naturalisme. Elle développe une esthétique de la salissure, de l'amoncellement d'immondices. Les corps sont ici des matières périssables aussi repoussantes qu'excitantes. Au milieu de croyances quasiment ésotériques, illustrées par des éléments externes (la couleur rouge donnant à certaines séquences un aspect onirique), l'organique ancre les personnages dans le tangible. Sans jamais verser dans la moindre psychologie, elle aborde le quotidien de ses personnages de la manière la plus crue possible.Â
Ainsi, chaque enfant paie pour les névroses de ses parents (addiction au crack, troubles du comportement...) dans un cycle sans fin. L'imaginaire, unique échappatoire au réel, ne saurait être une solution viable à long terme. La romance barrée entre l'héroïne et son petit ami, Michael, à la source de certaines des scènes les plus impactantes du film, finit de faire de Crasse une œuvre à l'image de ses personnages : répugnants, sensibles mais farouchement marginaux et indépendants.Â
Crasse
De Luna Carmoon (Grande-Bretagne, 2h07) avec Saura Lightfoot Leon, Hayley Squires, Joseph Quinn...
En salle le 11 juin 2025.