Nous sommes tous des Tunisiens

Composée de dessins satiriques, d’affiches au graphisme fort et de nécessaires recontextualisations, l’exposition itinérante Le Peuple Veut s’arrête aux Moulins de Villancourt pendant un mois, et offre aux visiteurs des points de vue singuliers sur la Révolution tunisienne. On est allés à la rencontre de deux de ses instigateurs, Raouf Karray, professeur des arts graphiques à Sfax, et Mohamed Guiga, graphiste à Tunis. Propos recueillis par François Cau

Quand vous est venue l’idée de cette exposition ?
Raouf Karray : Le 15 janvier, le lendemain de la fuite de Ben Ali. On était soulagés, on a respiré et on a tout de suite eu l’idée en se concertant avec Mohamed et un ami graphiste français qui vit à Paris. On s’est dit qu’on allait lancer un appel sur Facebook, demander qu’on nous envoie des visuels de soutien et de participation à la révolution tunisienne – un dessin de presse, une caricature, une affiche, peu importe. On pensait qu’avec Internet, ça pouvait faire rapidement un effet boule de neige, et en une semaine, j’ai été bombardé de visuels extraordinaires, de blogueurs tunisiens mais aussi d’ailleurs. On s’est alors demandé que faire de toutes ces choses, et on a lancé un autre appel pour faire savoir qu’on avait ce contenu à disposition. On a eu des retours d’institutions, d’écoles partout dans le monde qui étaient intéressées pour faire une exposition. La France, l’Italie, la Belgique, l’Egypte, le Liban… il y a une liste d’attente énorme !

Parmi les propositions d’artistes tunisiens, avez-vous tout de suite senti une plus grande liberté d’expression ?
RK : Oui, bien sûr. C’est normal,  tout était jusque-là interdit. L’Etat laissait une petite marge de manœuvre sur les blogs, mais tout était en fait contrôlé : si on te laissait t’exprimer, c’était pour mieux t’arrêter derrière. Mais le pouvoir s’est fait déborder par les réseaux sociaux ; il pensait pouvoir s’en servir pour mieux surveiller les communications et les agitateurs, mais le nombre de messages était trop important. Ça a aidé à faire changer la peur de camp.

En corollaire de cette nouvelle donne, on voit également dans les affiches l’apparition d’un humour particulièrement corrosif…
RK : Les blogueurs et les graphistes ont initié ça, et tout le monde a suivi. J’étais très agréablement surpris de voir cet humour-là chez les jeunes. Dans les manifestations, les pancartes et les slogans étaient souvent d’un humour incroyable, des centaines de blagues sont apparues sur les réseaux sociaux, qui les relayaient. C’était indispensable pour désacraliser ce pouvoir-là qu’on croyait intouchable. De sacré, il était devenu ridicule, et il fallait le tourner en dérision. Ça a joué un rôle énorme dans la révolution.

L’exposition s’accompagne d’une revue de presse des événements, qui s’achève sur le cocktail molotov lancé dans les locaux de Charlie Hebdo (revue à laquelle les Moulins de Villancourt ont par ailleurs consacré une exposition l’an dernier). De votre point de vue, vous cautionnez les propos soutenus par Charlie ou vous pensez que ça relève de la liberté d’expression ?
RK : De la liberté d’expression, bien sûr. On a longtemps attendu de vivre cette révolution, et maintenant on attend de voir les réactions partout dans le monde. Chacun peut s’exprimer comme il le souhaite, il n’y a pas de problèmes, bien au contraire, la communication est ouverte.

Il y a une image qui revient souvent chez des artistes pourtant différents, c’est celle du domino…
RK : Evidemment. Il y a eu les événements en Tunisie, en Egypte, en Lybie, au Yémen, en Syrie, au Bahreïn, dont on n’a presque pas parlé, et au Maroc, où il y a des manifestations et des émeutes, jusqu’à aujourd’hui, dont on ne parle pas. Les choses bougent, mais difficilement. Nous, on va rester très vigilants sur les conséquences de notre révolution, mais on reste optimistes.

Justement, que vous inspirent les récents heurts en Egypte ?
RK : Beaucoup de tristesse. Lors des premiers événements en Egypte, on avait très peur que ça n’aboutisse pas là-bas, parce qu’en cas d’échec, on allait se faire massacrer dans la foulée, toujours dans cette logique de domino. On a presque été plus contents du succès de la révolution égyptienne que de la nôtre ! Ça a été une force de soutien extraordinaire, surtout au moment où la Lybie s’est mise à nous menacer. Kadhafi a fait un discours terrible, nous a traités d’ânes, disait que notre président était le meilleur, il a même commencé à préparer une milice pour entrer en Tunisie et nous attaquer – heureusement que son peuple s’est révolté contre lui. Maintenant, ce qu’il se passe en Egypte nous fait mal.

Récemment, la Cinémathèque de Grenoble a montré Tahrir, un documentaire de Stefano Savona qui donne la parole aux manifestants et donne du coup un point de vue totalement différent du traitement qu’on a pu voir de l’événement dans les médias. Est-ce aussi l’un des buts de votre démarche ?
RK : On est des fabricants de l’information, presque au même titre que les journalistes mais d’une autre façon. On était sur le terrain, on a participé à la révolution ; avec mon fils, on a monté des ateliers spontanés pour imprimer des tracts. Pour ce qui est de ce projet, on a fait ça aussi parce qu’on a senti qu’il y avait de mauvaises intentions de la part de la presse, des médias occidentaux, ils ont récupéré le mouvement et en ont fait autre chose. Par l’exemple, l’accent mis sur l’immolation de Mohamed Bouazizi nous emmerde, le terme “Révolution de jasmin aussi“, ce sont des éléments qui ont été imposés. Bouazizi ne s’est pas brûlé pour la révolution, c’était un hasard ; mais les médias ont tout de suite sauté là-dessus parce qu’il y avait une effervescence énorme dans la région au même moment, certes, mais ils ont déformé cette réalité. Dans l’exposition, l’affiche qui mentionne Mohamed Bouazizi a été faite par des graphistes de Marrakech, qui étaient influencés par cette information sans savoir. Mais de mon côté, à Sfax, j’avais des étudiants qui venaient du même coin que Bouazizi, et ils étaient très fâchés de cette histoire, par rapport à leurs propres martyrs. J’en ai parlé aux organisateurs d’Echirolles, et finalement on garde cette affiche, parce qu’ils l’ont choisi. (Mohamed Guiga se joint à la conversation, NdlR). Vas-y, je viens de parler de Bouazizi, tu peux continuer sur le jasmin...
Mohamed Guiga : Oui, tu as donné TON avis ; enfin oui, l’avis de beaucoup de gens…

Vous n’êtes pas d’accord, en fait ?
MG : Je pars du principe que Bouazizi est allé de l’autre côté de la rive ; et chez nous, on dit que quand on parle des morts, il ne faut jamais dire de mal. Ils ne sont plus là pour se défendre, ou pour rétablir une vérité. Pour moi, son acte s’est fait dans une conjoncture précise, c’est un déclic par rapport à des événements qui se sont préparés bien avant, mais ça ne se limite pas à ça. La Tunisie a vécu une Histoire avec des hauts et des bas, des régimes qui ont gouverné dans une seule voie sans rien accepter d’autre. Le résultat est clair et net : on était arrivé à un moment où il était prévisible que ça bouge. Ça a beaucoup surpris, mais essentiellement de l’autre côté de la Méditerranée. Pour le reste… On est d’accord sur le fait que la Tunisie est un pays touristique, où entre autre on vient sentir le jasmin en plein été ; mais associer la révolution au jasmin, pour nous, c’est un non respect du sang qui a coulé. La révolution s’est bâtie sur trois piliers : la dignité, la liberté et le travail. Pour nous, le jasmin évoque les vacances, le tourisme, l’oisiveté…

Finalement, quelles informations souhaitez-vous faire passer dans vos expositions ?
MG : Nous sommes des concepteurs d’images, c’est juste le minimum qu’on puisse faire par rapport à ce qu’on a vécu, nous devons entretenir cette mémoire. Pour moi, tous ceux qui ont répondu à nos appels sur ce projet sont des Tunisiens, quelles que soient leur nationalité. En observant les expositions d’un endroit à l’autre, on se rend compte que chaque partie change la scénographie, le choix des œuvres, on découvre à chaque fois de nouvelles choses sur ce travail. A Echirolles, il y a eu en plus la sollicitation d’établissements scolaires de la région pour des propositions graphiques sur le thème de la révolution, et on a découvert, avec grand plaisir, des résultats dont la sensibilité graphique dépasse parfois celle des graphistes professionnels ! Pendant ce temps d’exposition, pour nous, les habitants d’Echirolles sont des Tunisiens.
RK : On n’amène pas de message. L’intérêt de la chose réside pour beaucoup dans le fait que chaque lieu se l’approprie. Ce qu’on en retire, c’est un grand sentiment de solidarité.

 

Déambulation

En entrant dans les Moulins de Villancourt, deux choix s’offrent à vous : replonger dans l’actualité brûlante des révolutions arabes grâce à la revue de presse éclatée sur le mur de gauche, ou débuter par les premiers dessins de presse sur la droite. Ce panorama se poursuit sur deux murs, avec des attaques irrévérencieuses de Ben Ali mais aussi des réactions françaises des premières heures. Les graphistes tunisiens investissent quant à eux les deux murs suivants. L’espace central accueille les propositions de graphistes internationaux, aussi virulents, plus esthétiquement poétiques. Enfin, la salle attenante héberge les propositions parfois étonnantes de lycéens de l’agglo grenobloise.

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