Mercredi 30 novembre 2022 L’un aurait fêté son centenaire, l’autre ses 130 printemps en 2022. Mais tous deux sont d’une étonnante contemporanéité et — curieusement — complémentaires. Ernst Lubitsch et Francesco Rosi finissent l’année à l’Institut Lumière.
Au rythme de Lubitsch
Par Christophe Chabert
Publié Vendredi 12 novembre 2010 - 3841 lectures
Jusqu’à fin décembre, l’Institut Lumière propose une immanquable rétrospective consacrée à Ernst Lubitsch, génie de la comédie américaine, dont les films font aujourd’hui encore figure de modèles par leur rythme endiablé et leur perfection narrative. Christophe Chabert
En sortant de la projection de "La Huitième femme de Barbe-bleue", une amie me disait : «Le cinéma d’aujourd’hui, c’est mou.» Qu’un film tourné il y a plus de 70 ans puisse défier niveau rythme les puissantes productions hollywoodiennes pensées à l’extrême pour ne jamais laisser de répit au spectateur signe l’échec sans appel des centrifugeuses à images qui forment l’ordinaire du cinéma commercial. Ne pas se méprendre toutefois : Ernst Lubitsch, au cours des glorieuses années 30 et 40, était l’équivalent d’un Judd Apatow ou des frères Farelly, un cinéaste mainstream, une valeur sûre des studios, un homme qui collectionnait les succès et ne connut aucun revers de fortune. Sa mort prématurée à 58 ans lui évita ainsi de décliner artistiquement avec le système dont il était un maillon essentiel. Mais Lubitsch fut beaucoup plus qu’un artisan consciencieux à l’intuition sans faille ; c’était un artiste, un metteur en scène total, qui avait l’oreille pour sentir le tempo comique des dialogues, qui savait tirer le meilleur de ses acteurs — il avait été comédien lui-même, et qui ne s’autorisait aucune graisse inutile à l’image. Le rythme, le rythme ; les films de Lubitsch ont quelque chose de musical et de chorégraphié, quelque chose de grisant.
«Si ça marche, très bien»
Billy Wilder, scénariste par deux fois pour Lubitsch sur "La Huitième Femme de Barbe-bleue" et Ninotchka, parle dans ses Conversations avec Cameron Crowe (Actes Sud/Institut Lumière) de son rapport avec le cinéaste : «Plus l’idée était bonne, plus il était satisfait. Mais il ne sautait pas de joie. Il ne dansait pas sur les tables. Il espérait simplement que ça marcherait. Et si ça marche, très bien». L’idée en question consiste souvent à réduire à une action ce qui chez d’autres passerait par une page de dialogues ; ce qu’on a nommé la Lubitsch touch. Modèle du genre, la scène dans "Haute pègre" où Edward Everett Norton se remémore où il a déjà rencontré le voleur interprété par Herbert Marshall en fumant une cigarette puis en l’écrasant sur un cendrier en forme de gondole. Cette touch, c’est encore sa maestria pour faire circuler l’intrigue avec un détail : le chapeau dans "Ninotchka", le haut et le bas de pyjama dans "La Huitième Femme de Barbe-bleue", la fausse barbe dans "To be or not to be". La touche est alors autant une «patte» que le coup de crayon d’un dessinateur de bande dessinée ou la touche de pinceau d’un peintre impressionniste. Ainsi, il aimait croquer des personnages secondaires haut en couleurs (les beaux-parents dans "Le Ciel peut attendre", les employés dans "The Shop around the corner", les dignitaires nazis dans "To be or not to be"), laissant le charme et l’élégance aux interprètes principaux, (Garbo dans "Ninotchka", Gary Cooper dans "Sérénade à trois", Maurice Chevalier dans "La Veuve joyeuse", James Stewart dans "The Shop around the corner"). Quoique… La comédie chez Lubitsch tient aussi à ce que ce charme indéniable n’agisse que tardivement, s’il agit : dans "To be or not to be", on ne saura pas vraiment si le marivaudage entre l’actrice Maria et l’aviateur Sobinski relève des codes de l’espionnage ou d’une véritable romance adultère. Modèle absolu du genre : "The Shop around the corner" repousse aux confins du film le moment, pourtant inévitable, où les deux héros vont tomber dans les bras l’un de l’autre. Prévisible ? Oui, bien sûr, mais l’alliance du rythme, de la grâce, de l’intelligence et de l’humour fait que, à l’écran, «ça marche».
Derrière la comédie, les drames
Lubitsch tourne ses comédies d’abord dans un pays en crise économique, puis dans un monde en guerre. Dans les années 30, il se moque des us et coutumes des riches qui pensent que tout s’achète (et, en général, il aime les dépayser en France, à Paris ou sur la French riviera, comme un symbole du luxe clinquant). Dans les années 40, il fait entrer dans son cinéma les grands maux de l’époque : le communisme (dont il se moque avec beaucoup d’élégance dans "Ninotchka") et le nazisme. Cela donne "To be or not to be", son film le plus célèbre, où le troisième Reich et l’invasion de la Pologne sont regardés par le biais d’une troupe de théâtre qui ne peut pas jouer sur les planches une pièce se moquant d’Hitler, et qui devront, pour servir la résistance, interpréter leurs rôles dans la réalité afin de mettre hors d’état de nuire un traître ayant infiltré le réseau. Le médiocre acteur Joseph Tura («il a fait à Shakespeare ce que nous avons fait à la Pologne», dit de lui un général nazi) n’aura pas d’autre choix que d’être bon, crédible, pour espérer sauver sa peau. L’idée est magnifique, et elle résume la démarche de Lubitsch : l’invention, la légèreté, la comédie, quand elles «marchent», peuvent changer le monde. Des années plus tard, Quentin Tarantino, dont l’"Inglourious Basterds" est un digne descendant de "To be or not to be", retiendra la leçon. Et si le cinéma d’aujourd’hui est mou, quelques cinéastes se chargent de le maintenir aussi alerte et vif que ne le faisait Lubitsch.
Rétrospective Ernst Lubitsch
À l’Institut Lumière, jusqu’au dimanche 19 décembre.
pour aller plus loin
vous serez sans doute intéressé par...
Jeudi 12 mai 2022 Tous deux ont porté le Nouvel Hollywood sur les fonts baptismaux, joué (sans avoir de scène en commun) dans le plus célèbre film de mafia/la plus fameuse (...)
Mardi 26 avril 2022 Retour à un calendrier habituel pour le festival Cinémas du Sud concocté par la galerie Regard Sud et accueilli par l’Institut Lumière du mercredi 27 au (...)
Mardi 26 avril 2022 Faut-il une raison pour aller au musée contempler les toiles des Impressionnistes ? Évidemment non. Il en va de même pour les chefs-d’œuvre du cinéma (...)
Mardi 12 avril 2022 Pour éviter qu’en cette année doublement électorale (présidentielle et législatives) nos dimanches du printemps ne soient réservés qu’à des sacres, l’Institut Lumière (...)
Mardi 15 mars 2022 On n’a pas tous les jours 127 ans. Ajournée en 2020 et 2021 pour des raisons pandémiques, la traditionnelle commémoration de l’anniversaire du tournage du (...)
Mardi 1 mars 2022 S’il n’avait été cinéaste, Jean-Paul Rappeneau eût pu exercer la profession d’orfèvre — d’ailleurs, sa filmographie perlée aligne huit joyaux entre La Vie de (...)
Mardi 1 mars 2022 La neuvième édition du festival hivernal de l’Institut Lumière débute le 9 mars et consacre sa soirée d’ouverture à un hommage à l’ancien n°9 de l’OL, Bernard (...)
Mardi 15 février 2022 Deux institutions lyonnaises musclent leurs équipes en recrutant des figures d’envergure. L’Institut Lumière a accueilli Peggy Zejgman-Lecarme (photo) début (...)
Mardi 1 février 2022 Prolongeant la trop courte rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française, celle de l’Institut Lumière met à l’honneur quelques pièces rares de sa riche et complexe cinématographie, volontiers travaillée par le thème du double et de...
Lundi 17 janvier 2022 La nature a horreur du vide, la programmation de l’Institut Lumière également. Aussi trouve-t-on dans les interstices laissés entre les grandes (...)
Mercredi 15 décembre 2021 Exaltant le théâtre de la rampe aux tréfonds des coulisses et des têtes d’affiches aux plus obscures accessoiristes, scindé comme une pièce en deux époques séparées (...)
Mercredi 1 décembre 2021 Après de rocambolesques péripéties, l’Institut Lumière accueillera bien du 7 au 14 décembre les neuf films du “Festival Netflix“ et sa pluie de grands auteurs, dans un contexte houleux. Récit du feuilleton qui a tourneboulé les “professionnels...
Mercredi 1 décembre 2021 Le XXe siècle était-il à ce point jaloux de leurs talents ? Ni Marcello Mastroianni (1924-1996), ni Stanley Kubrick (1928-1999) ne franchirent sa limite, nous laissant avec des regrets… mais aussi nombre de chefs-d’œuvres qu’une double...
Jeudi 18 novembre 2021 Imaginez la migraine pour les Anglo-saxons : la première cinéaste de l’histoire s’appelait Guy — bon, d’accord de son nom de famille, Alice (1873-1969) (...)
Mercredi 6 octobre 2021 Discrète et indispensable égérie du cinéma de la fin des années 1960 à nos jours, Bulle Ogier figure parmi les invitées d’honneur de cette 13e édition du Festival Lumière. Sa présence, et celle de tous les personnages féminins libres...
Jeudi 30 septembre 2021 Avec la disparition de Bertrand Tavernier au printemps dernier, l’Institut Lumière avait non seulement perdu son cofondateur, mais aussi le président de (...)
Jeudi 23 septembre 2021 Depuis le début du mois de septembre, l’Institut Lumière a enrichi sa programmation d’un nouveau rendez-vous patrimonial : des ciné-concerts au piano tous (...)
Jeudi 26 août 2021 Même si l’image fixe et l’image animée sont sœurs ou cousines, elles s’expriment dans des langages foncièrement différents, chacune obéissant à ses règles et codes (...)
Lundi 5 juillet 2021 Hommages et déserts au menu de l’Été en Cinémascope 2021, avec en sus de somptueux plats de résistance. Réservez tout de suite un mardi et sept jeudis ; en plus, c’est gratuit !
Mercredi 30 juin 2021 Contraint à l’annulation l’an passé, le Festival des cinémas du Sud s’est déplacé de mai à juillet pour célébrer sa 21e édition dans un format certes compact (...)
Vendredi 14 mai 2021 Se remettre d’un deuil n’est jamais chose aisée ; alors, imaginez quand il s’agit de celui de l’un de ses fondateurs et de son président… Pour chasser son (...)
Vendredi 26 mars 2021 Un mois avant son quatre-vingtième anniversaire, le jour du centenaire de Simone Signoret, Bertrand Tavernier est décédé dans sa propriété de Sainte-Maxime. C’est davantage qu’un cinéaste ou que le président de l’Institut Lumière qui disparaît avec...
Jeudi 25 mars 2021 On vient d’apprendre la disparition à 79 ans du cinéaste, scénariste et producteur Bertrand Tavernier, par ailleurs président de l’Institut Lumière depuis sa création en 1982. Une perte immense.
Mercredi 3 mars 2021 « La galérance, elle est finie ! » Retour gagnant pour Jean-Paul Salomé qui avait mis sa carrière de cinéaste entre parenthèses quelques années pour se (...)
Lundi 1 mars 2021 Après Truffaut, Demy, Sautet, Resnais, la plateforme de streaming continue d’élargir son offre en inscrivant dès ce 1er mars quelques-unes des premières œuvres de Bertrand Tavernier. Une mise en bouche avant l’intégrale ?
Vendredi 26 février 2021 Avant les tapis rouges, Thierry Frémaux a longtemps foulé avec une respectueuse gravité les tatamis de judo. Dans "Judoka", un récit où rien ne fait écran à cette part d’intime, le directeur général de l’Institut Lumière/délégué général du Festival...
Mercredi 24 février 2021 Coutumier d’une certaine discrétion, parfois autarcique, l’Institut Lumière a été contraint à plusieurs séances de rayons X économiques prescrites par la Chambre Régionale des Comptes. Le bilan vient d’être rendu public : si la santé est plutôt...
Jeudi 16 juillet 2020 Deux fois deux Palmes d’Or succèdent donc au double palmé Francis Ford Coppola, et recevront donc le Prix Lumière le vendredi 16 octobre à Lyon. Croisons-les doigts pour que rien n’entrave cette prophétie…
Mardi 9 juin 2020 Alors qu’il vient de délivrer la liste des 57 films dotés du label Cannes 2020, Thierry Frémaux évoque la situation actuelle du cinéma post-Covid, et notamment ses impacts possibles sur l’Institut et le Festival Lumière qu’il dirige. Cela, l’année...