Shannon Wright : « Ils pourront tout nous enlever, sauf l'art »
Entretien / Six ans après Providence, la chanteuse et musicienne de Jacksonville brise le silence avec Reservoir of love, un disque marqué par le deuil et la maladie, mais porté par la lumière et l'espoir. Nous l'avons rencontrée à quelques jours du concert - à guichets fermés - au Marché gare.

Photo : Shannon Wright © Jason Maris
Qu'est-ce que ce "réservoir d'amour " dans lequel vous avez puisé ?
Shannon Wright : Le "réservoir d'amour", ce sont tous les moments de ma vie passés avec les personnes que j'ai aimées ou rencontrées. J'aime profondément les gens, j'aime parler aux inconnus car je m'intéresse aux autres. Quand on tombe malade, on subit comme un arrêt qui nous permet de regarder autour de nous et de réaliser quelles sont les choses importantes de notre vie. Et à la première place il y a toujours l'humain.
Comment la découverte de votre maladie a influencé le processus créatif de l'album ?
La découverte fut un vrai choc. Pendant la pandémie j'ai été diagnostiquée avec un diabète de type 1, qui est une maladie auto-immune qui apparait généralement chez les jeunes. Après avoir passé quatre jours en soins intensifs, les médecins m'ont avoué que j'avais failli mourir. À ce moment-là j'ai réalisé que je devais changer toute ma vie, mais je ne savais pas par où commencer. Au vu de mon état physique et mental, je me disais que je ne pourrais jamais plus rejouer de la musique. Mais assez rapidement je me suis rendu compte que j'en avais besoin plus que jamais. J'avais besoin d'exprimer ma frustration, ma tristesse et mon espoir, et la musique était là pour les accueillir.
Reservoir of love est marqué par la perte de deux de vos amis proches, Philippe Couderc et Steve Albini, à qui vous dédiez les deux morceaux poignants qui clôturent l'album.
Philippe (fondateur du label bordelais Vicious Circle, ndlr) et Steve étaient là dès le début de ma vie musicale et la relation que nous avons tissée était très intime et très intense. Dans nos vies, nous avons les amis, la famille, la musique, l'art. Mais parfois les choses sont séparées et on peut raconter nos projets à nos proches, sans qu'ils soient forcément impliqués. Avec Philippe et Steve ce n'était pas le cas : on était amis et ils faisaient partie de ma musique, qui est un espace pour moi très intime. Ils n'ont jamais été dans le jugement mais toujours dans l'acceptation, et ils ont fait le maximum pour permettre à mon art de s'exprimer librement. Donc perdre deux personnes qui ont été aussi impliquées dans mon processus artistique tout au long de ma vie, ça a été vraiment difficile. Il faut vraiment apprécier les personnes tant qu'elles sont là.
Qu'est-ce que ces deux décennies de collaboration avec Vicious Circle vous ont apporté ?
J'ai rencontré Philippe en 2001 à Paris et nous avons tout de suite eu une connexion profonde. Je ne sais pas pourquoi, mais il y avait quelque chose chez lui que j'aimais vraiment. Il insistait souvent pour que je rejoigne son label, mais à l'époque, j'en avais déjà un. Pourtant, j'avais un très bon pressentiment à son sujet. Quelque temps plus tard, nous avons commencé à collaborer. Nous étions tous les deux à un stade similaire : son label était encore petit, tout comme moi dans ma carrière. Nous avons grandi ensemble, nous nous sommes beaucoup apporté l'un à l'autre, grâce aussi à notre combat commun, celui contre les majors, contre l'aspect purement commercial de la musique. Nous avons souvent ri en nous disant : « Comment une petite punk des États-Unis et un petit punk de Bordeaux ont-ils fini par se rencontrer et travailler ensemble ? ». C'était le hasard, mais on était heureux que ça soit arrivé.
Quelle a été la chose la plus précieuse dans la collaboration avec Steve Albini ?
Je pense que la plus grande influence qu'il a eue sur moi, c'était son soutien. Il était vraiment là avec les bras grands ouverts pour me dire : « Vas-y, fais ce que tu ressens, fais tout ce que tu veux faire ». L'une des grandes qualités de Steve, c'est qu'il n'était pas comme un producteur classique. Il était là pour faciliter ce dont j'avais besoin. La chose la plus précieuse qu'il m'ait apportée était probablement sa confiance totale. Il parlait de moi en interview alors que j'étais juste une petite artiste dont personne n'avait entendu parler. Je n'ai jamais su pourquoi il croyait en moi. Mais cela m'a donné la confiance nécessaire pour continuer, car ce n'est pas facile d'être une artiste indépendante. Je pense qu'il comprenait à quel point il est difficile d'être artiste. Je lui serai toujours reconnaissante d'avoir eu la chance de croiser son chemin.
Malgré son énergie brute, les deuils et les épreuves liées à la maladie, le disque dégage une certaine lumière. Quelle est la source de cette luminosité ?
Certaines personnes pensent que je suis en colère, mais ce n'est pas le cas. En réalité, je crois que qui a beaucoup souffert porte aussi beaucoup d'amour en soi. Éprouver un sentiment d'injustice est la marque d'un amour profond. Pour moi, l'injustice est un concept très lié à l'amour. J'ai beaucoup d'amour en moi, mais aussi beaucoup de frustration. Pourtant, j'ai toujours gardé de l'espoir. C'est ce qui m'a permis d'avancer toutes ces années. Même dans les chansons les plus agressives que j'ai jamais écrites, il y a toujours ces dix secondes où l'on peut apercevoir une lueur d'espoir, un petit moment où l'on se dit que les choses vont s'améliorer. C'est ainsi que j'aborde la vie : oui, il faut reconnaître l'obscurité et les horreurs qui nous entourent, mais il faut aussi voir la lumière et se diriger vers elle.
Comment s'est passé l'enregistrement de l'album ?
Chez moi, j'ai une petite pièce où je compose et j'y ai passé des heures, tous les jours, pendant des mois. J'ai pu me plonger complètement dans la création, sans me poser de questions, sans me demander si c'était "bien" ou non. Je l'ai juste accepté. J'avais une liberté totale, et cela m'a permis de faire des choses que je n'avais jamais faites auparavant. J'ai joué de tous les instruments, je suis allée au bout de certaines idées et j'ai tout enregistré.
Y a-t-il un aspect fédérateur dans vos textes ?
Je vois ça de manière très simple : je pense que nous ressentons tous les mêmes choses. Je ne me considère pas différente des autres. Ce que j'aime, c'est la connexion avec les gens, et c'est pour ça que jouer en live a toujours été si spécial pour moi.
La musique permet cette connexion indescriptible entre les gens. Je disais récemment à un ami que le monde devient fou : ils peuvent tout nous enlever, sauf l'art. Ils peuvent confisquer des œuvres physiques, mais ils ne peuvent pas nous enlever nos pensées sur l'art ni l'impact physique de la musique sur nous. Quand je partage ma musique, elle n'est plus à moi, elle appartient à tout le monde.
Pensez-vous que la musique peut réellement guérir ou même sauver des vies ?
Je dirais qu'elle a probablement contribué à sauver la mienne. Nous avons besoin de nourriture et d'eau pour survivre, mais si on a ces choses et qu'on souffre encore, l'art peut devenir notre refuge. La musique peut donner la force de se lever le matin ou aider à traverser une épreuve. Pour moi, la musique a toujours été une source de réconfort. Elle m'a fait me sentir moins seule. Et c'est extraordinaire de voir comment elle peut relier les gens.
À divers moments, vous avez envisagé l'idée d'arrêter la musique. Mais vous êtes toujours revenue sur votre décision, grâce à des amis et des rencontres qui ont ravivé votre passion.
Parfois, on se rend tellement vulnérable en étant artiste. Je mets beaucoup de mon cœur dans ce que je fais et ça peut être aussi bien gratifiant que dévastateur. Mais je pense aussi que, quand je me trouve dans des moments où je me dis « Je ne peux plus continuer, c'est trop dur », ce sont ces rencontres qui me ramènent, qui me disent « Non, tu dois continuer, c'est ce que tu es censée faire ». Ces personnes me réveillent, elles me rappellent que j'adore faire ça. C'est comme si elles m'aidaient à me reconnecter à ma passion. Je pense à Katia Labèque, par exemple, qui était venue me féliciter après un concert à Genève en 2015 alors que j'avais décidé ce soir-là que je ne jouerais plus. Quelques temps plus tard, je me suis retrouvée chez elle, à Rome, en train d'écrire de nouveaux morceaux.
Entretenez-vous la même relation avec le piano qu'avec la guitare ?
Je ne les vois pas vraiment comme des instruments différents. Je suis une musicienne autodidacte, je n'ai jamais pris de cours. Le piano a toujours été très facile pour moi, je me sens vraiment à l'aise avec cet instrument. C'est presque inexplicable, ça vient naturellement. Le rapport avec la guitare, en revanche, a toujours été plus compliqué. Quand j'ai commencé à jouer, je pensais que la guitare était un peu "clichée". Et je crois que c'était parce que beaucoup de gens la jouaient d'une certaine manière, et moi je cherchais un son différent. J'ai donc commencé à créer mon propre style, avec un son que j'entendais dans ma tête, quelque chose qui me correspondait.
Quel est votre rapport avec la scène ?
J'ai toujours adoré jouer sur scène. J'aime vraiment l'énergie dans la salle tout simplement parce que j'aime me connecter avec le public. C'est l'un de ces moments dans la vie où nous pouvons être tous ensemble dans une même pièce, sans être distraits par tout le reste. C'est là où nous pouvons vraiment nous connecter. Je suis une personne assez timide, mais quand je suis sur scène, je ne pense qu'à la musique.
J'ai eu la chance de voir jouer Shellac ou Katia et Marielle Labèque. Pendant ces concerts, on n'a pas le choix : on fond complètement dans leur musique. Et ça, c'est juste magnifique ! C'est pour cela que j'aime jouer de la musique, parce que moi aussi j'aime être perdue quand je joue.
Avez-vous un souvenir particulier lié à la collaboration avec Yann Tiersen, en 2004 ?
Yann est quelqu'un de très talentueux et adorable. C'était un projet fou, parce qu'on s'est rencontrés et, le jour suivant, on a immédiatement commencé à écrire. On a écrit et enregistré l'album en dix jours. Je n'avais jamais fait ça auparavant. C'était un vrai défi car on est parti de rien et on a travaillé jour et nuit. Après les séances en studio, je retournais dans ma chambre pour travailler jusqu'à ce que le soleil se lève. C'était magnifique de faire tout ça en dix jours. Mais je ne veux jamais refaire ça !
Vicious Circle, Yann Tiersen, Katia Labèque mais aussi votre contribution à la bande-son de Les confins du monde de Guillaume Nicloux : est-ce que votre décision de consacrer treize nouvelles dates de votre tournée est une manière de rendre hommage à cette connexion profonde avec la France ?
Je considère la France comme ma seconde maison. Ça fait vraiment bizarre d'avoir été absente aussi longtemps, honnêtement. Je suis excitée de jouer dans chacune de ces villes, et j'aimerais jouer dans beaucoup d'autres. Je peux localiser chaque ville sur une carte, je sais à quoi elles ressemblent. Il n'y a pas beaucoup d'artistes internationaux qui peuvent dire « Ah oui, je connais telle ville, je connais tel lieu là-bas, et le gars qui y travaille ou la femme du son ». J'adore avoir cette connexion avec le tissu musical français, et j'aime tellement ce pays !
Quels sont vos premiers souvenirs liés à la musique ?
Quand j'étais petite, j'adorais la musique. Ma grand-mère m'a toujours raconté que quand on entrait dans un magasin, je cherchais toujours l'enceinte d'où venait la musique et je collais la tête dessus pour mieux entendre. Plus tard, chaque samedi, elle a commencé à m'emmener acheter un disque, que ce soit dans un marché, un magasin d'occasion ou une brocante. Le samedi était un jour de fête, ou mieux encore, un "jour de disque". Ma passion pour la musique n'avait pas de limites : j'écoutais et j'achetais de tout, peu importe s'il s'agissait de rock, pop, soul ou classique.
Y a-t-il un artiste ou un groupe en particulier qui vous a poussé à devenir musicienne ?
Je pense que l'artiste avec lequel je me suis le plus connectée et qui m'a accompagnée toute ma vie, c'est probablement Neil Young. Je pense qu'il a toujours fait ce qu'il voulait faire, ce pour quoi il est passionné et sans l'appréhension de vendre des disques. C'est juste incroyable qu'il ait pu avoir une telle carrière. Il y a eu des moments dans ma vie où ses disques m'ont aidé à traverser des choses très difficiles, ou m'ont réconforté et m'ont donné de l'inspiration. Neil Young fait désormais partie de moi.
Shannon Wright + Anna Joe
Samedi 8 mars à 20h30 au Marché gare (Lyon 2e) ; de 13 à 17 €