Blackbird
Du 4 au 14 mars, Claudia Stavisky présentait Blackbird aux Célestins : «Inhumain est un vocable toujours prêt à mordre l'homme qui le prononce. Ce mot, lancé à autrui comme un chien d'attaque à la gorge d'intrus, il ne nous viendrait pas à l'esprit de l'employer pour qualifier la plus bestiale des bêtes. Il est taillé sur mesure pour le genre humain (…). Mais ici au théâtre, qu'un personnage entre et, quoiqu'il dise ou fasse, c'est un être humain qui parle à ses semblables dans leur langue commune. Parce que les planches le réclament, cette humanité-là peut bien aller jusqu'à revêtir les oripeaux pestilentiels des Erinyes ou de Méphistophélès, personne n'est dupe. Humains, inhumains. Trop humains, tous autant qu'ils sont ! Le théâtre ne les digère pas. Mais il ne peut les vomir. Pas même Ray.»
Car Ray est un pédophile. Ou bien. On ne sait pas, en fait. Et Una, 27 ans aujourd'hui, est là pour savoir. Qui est vraiment Ray? L'a-t-il violée ? L'a-t-il salie ? Est-il un pervers, a-t-il abusé d'elle? Ou l'aimait-il? A-t-il simplement plié sous le joug d'une passion que la société a jugée criminelle? Le doute est posé.
Ray est devenu Peter, pour les besoins de l'anonymat, pour la vie après-procès. Peter, donc, a une femme, un travail, un costard. C'est d'ailleurs comme ça qu'Una l'a retrouvé : une photo sur papier glacé, un magazine, dans une salle d'attente, chez le médecin. Il posait avec son équipe, il avait réussi sa vie. Lui.
Una est brisée. Elle n'a jamais réussi, elle. Elle décide de le retrouver, de se confronter à lui, pour tenter de comprendre, une bonne fois pour toute, s'il l'a jamais aimée. Alors elle hurle, elle se débat, elle pleure. Petit à petit, l'histoire est recousue. Elle était jeune, certes, mais très mature. Elle détestait les autres enfants. Et puis Ray l'a regardé. Lui a parlé. Lui a accordé de l'importance. Pris entre le tabou social et son désir, il a finalement cédé. Dans un buisson, ils ont fait l'amour pour la première fois. Elle l'aimait; elle aurait tout fait pour lui. Elle était prête à lui offrir son corps, si c'est ce qu'il voulait. Même si ça faisait mal, là, entre les jambes.
Ils se sont rejoint dans un hôtel, en Angleterre. Quand elle a repris le ferry, la police l'attendait. Ils ont fait des analyses, lui ont glissé la main entre les cuisses. Sa mère a hurlé : «Pourquoi?»
La confrontation entre les deux adultes est d'une intense tension. Les phrases sont hachées, les mots coupés, saucissonnés. Au fur et à mesure pourtant, Una et Ray commencent à s'écouter, à échanger. Ils cherchent à comprendre, à reconstruire ces moments lointains que tous deux ont tenté de dépasser sans jamais vraiment y arriver. Ils s'avouent leur amour, enfin. Une histoire d'amour comme on les aime, finalement : impossible, et qui vainc pourtant toutes les résistances sociales pour un final en forme de Happy End.
Un signe, pourtant: cette scène interminable, où Ray et Una se jettent dans les ordures, y jouent, se meuvent dans les immondices, s'y complaisent. Car c'est bien la seule chose qui les unit: un immondice.
Et puis le retournement final. Alors qu'Una s'offre à lui une seconde fois, Ray n'en veut plus. Il ne désire pas la femme qu'elle est devenue, seulement le souvenir de la petite fille qu'elle était. Et puis cette gamine, 12 ans à peine, rousse comme Una, qui déboule dans le théâtre de leurs retrouvailles. C'est la fille d'un couple d'ami, aussi. Una comprend. On comprend. Non, il ne s'agissait pas d'amour.
Le spectateur sort mal à l'aise de cette pièce toujours sur le fil. On finit tous par accepter l'histoire d'amour qui lie Una à Ray. Pourquoi la différence d'âge devrait interagir avec le sentiment amoureux? Pourquoi ne pas coucher avec une enfant si elle est consentante? Tout ça sent la morale, le tabou social, et on a soudain envie de tout bazarder. Tout est remis en cause, pourtant, quand on comprend entre les lignes que Ray-Peter, est déviant, qu'il ne désire que Les enfants, et qu'il a répété le même schéma depuis quinze ans.
Restent des questions, en suspens, en suspension, comme des choses qu'on a du mal à verbaliser, qui font surface alors qu'on ne les avait jamais conscientisées: la pédophilie peut-elle partir d'un sentiment amoureux? Est-ce que toute enfant (ou toute femme, d'ailleurs) qui s'est fait violée reconstruit après coup un amour fantasmé pour son agresseur, manière pour elle de se sortir de la stigmatisation et de modifier son identité sociale? Blackbird pose les questions sans y apporter de réponse, justement parce qu'il n'y a rien de plus subjectif que la morale, l'amour et la folie. Pour cela, pour tout cela, la pièce de Stavisky est à voir, ou à revoir.