Peu de gens savent. Le saviez-vous?
Avec Peu de gens savent, sorti le 8 avril, Manu Larcenet compose un Cabinet de curiosités dérangeant et rêveur.
Raaah! ça y est, Larcenet a chopé la grosse tête. Fallait bien que ça lui arrive. À force de chanter ses louanges, il a fini par craquer. C'est un peu notre faute aussi, on l'a dit partout, tout ce qu'il entreprend est juste au poil. Qu'il ait su rester humble si longtemps tenait déjà du miracle. Mais c'est fini tout ça, et bien fini. Le voilà qui sort un gros volume à reliure (!) bordeaux : le signe irréfragable de cet embourgeoisement qui guette l'artiste à succès. Le voici qui nous ramène sa science. "Peu de gens savent", que ça s'appelle. Quel culot! Monsieur se paye le luxe de réinventer l'Encyclopédie. Hubris irrépressible du gourou de toute une génération d'aficionados extatiques qui au cri de ralliement de " Geeooorges " * ne jurent que par le Combat ordinaire et autres Nik Oumouk.
Non, sans déconner, le truc le plus rageant avec Manu Larcenet c'est cette faculté de prolonger encore son petit monde, et avec toujours autant de cohérence et d'intérêt. Dessinateur de BD , alchimiste ou druide, il faudra se poser un jour la question de qui il est. Pour l'heure, il a en tout cas trouvé la recette de la potion magique.
Examinons la chose - je parle de l'ouvrage de Larcenet - un volume d'environ 20 cm sur 25 et pesant au jugé 1,2 kg - c'est dire s'il s'agit d'une somme ! Couverture vert-de-gris - le pas de l'oie en moins - bordée à gauche d'une reliure bordeaux donc, et rehaussée en son milieu par une jolie frise. Elle enlumine un tableau beige figurant un vieillard accroupi dans le pot d'un bonsaï. Dans l'espace laissé vide au dessus de la plante, le titre, souligné et en lettres capitales, assène comme au frontispice d'un temple une vérité inexorable : Peu de gens savent.
À l'intérieur que trouve t-on? "169 Révélations fondamentales permettant aux imbéciles d'appréhender le monde avec un minimum de sérieux". C'est Manu Larcenet lui même qui le dit - et comme on dit dans ces cas là, c'est celui qui dit qui y est. Ce sous-titre est un juste résumé de cet extravagant manuel. Le dessinateur et auteur s'y livre (oh, le jeu de mot) à une compilation d'aphorismes extravagants et de divagations en tous genres. Il compose ainsi une drôle de miscellanée, ce qui d'une part dépote, et d'autre part nous donne l'occasion de placer ce mot qui vous renverra à vos dico. Avec un sens de l'absurde que ne renierait pas l'Oulipo, Manu Larcenet déploie des trésors de poésie et d'inventivité pour présenter un cabinet de curiosités digne de ce nom. Docteur Cyclopède de papier, il se joue des conventions académiques - l'ouvrage a des airs de grimoire - et des attentes de son lectorat. Imprévisible, chaque nouvelle définition l'est. Dérangeantes, drolatiques plutôt que drôles, toutes les révélations, faites d'un croquis et d'un court texte, sont autant de prolongations du versant clair-obscur de l'univers Larcenet. Étonnant, non?
Quentin Pourbaix
* Lire le Combat Ordinaire.
Peu de gens savent, 324 p, éditions Les Rêveurs, hors collection. Merci à Momie Folie Grenoble