Un soir à la Soupe aux choux
Repère privilégié des Grenoblois férus de jazz, la Soupe aux choux accueille cinq concerts par semaine. Avec plus de trente ans au compteur, cette institution continue d'attirer un public de passionné et une foule de musiciens. Récit d'un soir habituel dans un lieu habité par l'âme de Miles Davis et Charlie Parker, dont l'existence est menacée par le projet Esplanade.

Le dîner s’achève au milieu des cliquetis d’assiettes et des bribes de conversations feutrées. Sur les tables, grandes et rustiques, du vin rouge, des salades des tartines garnies de jambon et fromage fondu… mais pas de soupe aux choux. Aux murs, des photos de jazzmen sur scène, un saxophone suspendu. Sur scène, les musiciens procèdent aux derniers réglages tandis que les spectateurs saucent leurs assiettes. Le concert commence une vingtaine de minutes après l’heure indiquée. Le retard est la politesse des artistes.
Comme le veut la tradition, l’envolée musicale est précédée d’un rapide discours du patron de l’établissement, qui en profite pour souhaiter un bon appétit à ceux qui mangent, santé à ceux qui boivent, et bonne nuit à ceux qui dorment. Ce soir, le quintet reprendra les classiques d’Horace Silver, pianiste et compositeur oscillant entre blues et soul. Les lumières se tamisent, donnant à la pièce une atmosphère ouatée, onirique. Le piano donne le ton sur un rythme blues en quatre temps, avant de se ranger derrière la trompette et le saxophone. Les deux instruments prennent tour à tour le dessus. La trompette finit par s’imposer. Le saxophone tire sa révérence. Pour un temps. Le piano reprend la main. Tonnerre d’applaudissements.
Le second morceau, Filthy McNnasty, est plus rapide et tonique. Les musiciens claquent des doigts en rythme pour marquer la mesure. Un blues venu tout droit d’outre-Atlantique. L’espace d’un instant, on se trouve transporté dans un sous-sol du New-York des années 30, nœud papillon au cou, un breuvage prohibé à la main et une compagne coiffée à la garçonne appuyée contre notre épaule. Quelques flashs crépitent. Nouvelle vague d’applaudissements.
Comme son nom l’indique, le morceau suivant, Pretty Eyes, est dédié à une femme. La mélodie est douce et suave, comme un soir d’automne nimbé de brouillard, une chatte marchant sur le rebord d’un toit, au clair de lune. Silence complet dans l’assistance. Morceau suivant. La trompette, veuve de son saxophone, chante en solo. Un amour fugace qui s’achève sur le quai d’une gare.
Les musiciens enchainent sur un son plus vif. Les notes de piano dansent avec la contrebasse sur un rythme de batterie. Le temps semble suspendu. Il s’est arrêté pour tendre l’oreille, rien qu’un instant. Retour au blues. Un long solo de saxophone suscite l’enthousiasme du public. La mélodie est souple, enivrante. Est-ce l’instrument qui se plie à la volonté du musicien ou l’inverse ?
Avant d’entamer un nouveau morceau, Silver’s Serenade, le saxophoniste donne un petit cours d’histoire du jazz au public.
« Horace Silver est l’un des seuls musiciens de l’histoire du jazz à avoir fait au moins un tube par album. Ça donne plus de vingt tubes au total, tous connus des amateurs de jazz. »
La sérénade est ronde et sensuelle. Tombée du ciel et vaporeuse. Le charme finit d’opérer. On ne songe plus à grand-chose, bercé par les notes qui s’évanouissent dans l’atmosphère, préservé du dehors.
Le concert s’achève. On en sort comme d’un rêve ou d’une aventure trop brève : enivré, flottant, l’esprit teinté de nostalgie.
L’existence de la Soupe aux Choux est actuellement menacée par le projet Esplanade. Le plan de construction nécessite que le bâtiment soit rasé. La mairie a promis de lui trouver un lieu de rechange, mais Jacques, le patron, ne souhaite pas être relocalisé n’importe où. « La via Ferrata, juste en face, serait le lieu idéal. Mais nous serons dans le flou jusqu’aux élections : ils ne communiqueront pas davantage d’ici là, par crainte de se mettre des électeurs à dos. » explique-t-il, un rien désabusé. La disparition de ce temple du jazz serait une perte considérable pour la vie culturelle grenobloise. A titre d’exemple, l’enseigne a eu un droit à un article du New York Times, titré « Que faire à Grenoble quand on ne va pas skier ? ».