Dans les coulisses de "L'Arlésienne" #6
Une quinzaine d'âmes erraient dans ce couloir encombré de l'entrée des artistes de l'Opéra de Lyon. Elles avaient répondu à l'appel, sans savoir exactement ce qui les attendait... Jean Paul Roussillo

Tout à coup, surgissant de nulle part, il apparut tel Méphisto, tout de gris vêtu, barbe fleurie et regard félin, avec cette sublime douceur, cette attention extrême qui habille les sataniques intentions.
Quelques mots d'accueil et de présentation, puis descente directe aux enfers pour ces Faust en herbe. À 15 mètres sous terre, en dessous du Rhône, nous voici dans l'antre de Charon, la salle de répétition du sous-sol, avec une charrette volant dans les airs, 10 m au-dessus de nous, des draps fantomatiques flottant nulle part, une échelle de Jacob abandonnée par son prophète... l'ambiance est glaciale.
Ne nous attardons pas pour monter vers les cieux. En une ascension magique, nous voici propulsés au 14ème ciel, sous cette voute de verre et d'acier qui plane au-dessus de la ville. Les pentes de Croix Rousse à nos pieds, seul l'œil bienveillant de la Basilique qui nous surveille, ainsi que le clocheton de l'Hôtel de Ville.
Ils sont posés là , à même le sol, une vingtaine de jouvenceaux et jouvencelles, plus beaux les uns que les autres. Ils se lèvent, un peu désordonnés, pour se mettre en ligne, un alignement parfait dont pas un genou ne dépasse. Les accords scandés de la Marche de L'Arlésienne retentissent et, comme un seul homme, la troupe avance en un vol en V, les pas se délient, les bras s'envolent, les pointes se forment.... L'envoutement commence !
Pas d'autres bruits que celui des notes, des pas sur le sol. La chorégraphie prend place, tout s'enchaîne dans une fluidité extrême. Est-on déjà sur scène ? Les joggings, collants et t-shirts en tout genre le démentent.
Alors que la magie opère, une voix de stentor résonne soudain : « one-two-three - Go up - six - seven - Okay.» D'où vient-elle ? Assise sur une chaise noire, dos aux miroirs, cheveux tirés en un chignon serré, tout de noir vêtue, elle trône là , telle la Reine Mère, la gardienne sinon du temple, de la tradition. Elle est l'œil et les oreilles de Roland Petit ; c'est elle le garant de la fidélité de l'œuvre du créateur d'il y a quarante ans.
Commence alors le travail de répétition infini. Les arrêts, reprises, conseils, retouches... dans la plus complète abnégation, ils écoutent, corrigent et reprennent.
Elles sont belles, éperdument belles. Elles ont tous les atouts de la jeunesse. Ces anges déchus, ces figures diaphanes aux corps longilignes, sont en train de tutoyer le ciel.
Leur beauté insolente rendrait les dieux jaloux ! Près d'elles les Apollons sont tout d'attention. Les voilà qui joignent les mains pour les porter à bout de bras tel un geste sacrificiel sur l'autel de la danse et de la musique, à un public qui en demandera tant.
La magie opère, le charme joue, ensorcelés tout bascule. La réalité se fond en un rêve de grâce infinie, de liberté absolue, moments sublimes où s'ouvre une porte du ciel !
Dans la plus grande discrétion, Yorgos Loukos, le directeur de la danse à l'Opéra de Lyon, se faufile en fond de scène. Tel Zarastro, il veille, écoute, regarde, critique mais bienveillant. Dix minutes se passent avant que la Reine de la Nuit vienne lui glisser quelques mots, et le Maître du Temple du Soleil repart.
Mais cela fait déjà deux heures que ces corps de chair et de sang répètent inlassablement. C'est la pause, Marco et Ludovic se prêtent au jeu de l'interview.
Pourquoi Lyon ? Pourquoi la danse ?... La réputation du corps de ballet, une direction depuis 30 ans qui convoque les plus grands chorégraphes, et la diversité ! Des parents, des frères, des sœurs dans la danse, certains déjà danseurs étoiles dans la troupe de Roland Petit : un sacerdoce !
Mais il est temps pour nous de quitter la coupole céleste, ce petit nuage sur lequel nous flottions pour redescendre vers le monde des humains, laissant à leur paradis ces anges aux talons meurtris.
Avant de quitter ces lieux, nous devons remettre le pacte que nous avons signé par lequel nous ne donnons point notre âme mais notre propriété intellectuelle à l'Opéra de Lyon.
Mais au fait, que joue-t-on ce soir à l'Opéra ?
Mais oui, c'est la Damnation de Faust !...