Grande révélation de l'année, ce polar très noir signé Jeremy Saulnier raconte la vengeance implacable d'un tueur improbable, fouillant au passage les artères corrompues de l'Amérique profonde. Christophe Chabert
Si les grandes figures tragiques grecques ou shakespeariennes se réincarnaient quelque part aux Etats-Unis du côté de la Virginie d'aujourd'hui, elles auraient l'air d'une bande de ploucs consanguins ou d'un clodo qui dort dans sa voiture et se fait ramasser au petit matin par la police — même pas pour l'arrêter, juste pour lui signifier que l'assassin de sa famille va être remis en liberté. Ce garçon sans âge, nommé Dwight, totalement hirsute et barbu comme c'est pas permis, a dans son regard perdu la douceur des enfants qui n'ont pas su grandir.
Géniale idée de casting : l'incroyable Macon Blair, qui ressemble de prime abord à un Zach Gallifianakis tombé de Mars, confère au personnage une innocence qui prendra tout son sens lorsque, rasé de près et vêtu d'habits propres, il décidera d'accomplir une vengeance qu'il semble avoir programmée depuis belle lurette — pas besoin, du coup, de fournir d'explications à son geste, cela coule de source comme, la boucle est bouclée, cela coulait de source dans les tragédies antiques. Car Dwight sera à la fois le spectateur éberlué et l'acteur impitoyable du déferlement de violence qu'il engendre.
Vengeur amateur
Pour cela, Saulnier déploie des trésors de patience et d'attention, montrant avec précision comment le plan de Dwight prend forme dans un mélange incongru entre méticulosité et improvisation totale. Comme son personnage, il refuse de prendre de l'avance sur l'action et le récit, le laissant s'écrire lentement au gré de séquences impeccablement filmées, affirmant un sens du cadre, de la lumière, du montage et de la durée qui n'est pas sans rappeler les frères Coen de No country for old men. D'ailleurs, on pense aussi à Blood Simple dans l'étonnant humour — noir — qui surgit au détour de Blue Ruin, lié aux maladresses de son héros malgré lui et aux embûches imprévues avec lesquelles il doit, tant bien que mal, se dépatouiller.
Mais la visée tragique du film finira par reprendre le dessus : il faut que la vengeance passe et que le sang coule pour conférer toute son absurdité à cette vendetta qui ne semble jamais devoir connaître de point final. Le film prend alors une autre dimension : celle d'une Amérique où la justice sauvage devient l'apanage d'un citoyen lambda armé et dangereux, pour les autres autant que pour lui-même. La loi du talion ne procure dans Blue Ruin aucun soulagement : elle ouvre juste sur un immense gâchis humain, désespérément ordinaire.
Blue ruin
De Jeremy Saulnier (ÉU, 1h32) avec Macon Blair, Devin Ratray...