Alain Manac'h ou le théâtre de combat

Portrait / À 74 ans, Alain Manac'h est l'auteur d'un premier livre "C’est pas dire qu’il faut faire…", paru en août dernier aux éditions L’Harmattan. Des pages pleines de vitalité, où reviennent sans mal les souvenirs et expériences en lien avec son théâtre du Levant : un théâtre politique dans les années 70. Portrait de ce militant, habitant de la Villeneuve.

Si à coup sûr, on peut dire qu’Alain Manac’h est un homme de théâtre, on ne peut pas dire qu’il l’ait été comme les autres. « La créativité n’est pas un don, mais une démarche. Une posture à laquelle tout le monde a le droit. » Rien de tel qu’un petit prélèvement de C’est pas dire qu’il faut faire…, premier livre d’Alain Manac’h, pour approcher le fil rouge d’une vie. Dans ces pages, le septuagénaire partage une généreuse « tranche de vie », comme il l'appelle. Une vie de comédien, sillonnant la France, au service des luttes et de la créativité des autres dans les années 70. Tout cela, avant qu’il ne dépose bagage à la Villeneuve de Grenoble en 1983, et mène encore bien d’autres vies. Pour ce fils de cheminot né un 21 août 1948 à Clamart, le théâtre a été une révélation à l’âge de 14 -15 ans. Un premier amour de jeunesse ininterrompu. Il se souvient de quand et comment, à la lueur des feux de camps scouts, il prenait plaisir à apprendre ses textes, les mettre en valeur et, bien sûr, se faire applaudir. 

En âge de s’insurger en mai 68, il renonce très vite à une carrière de comédien conventionnel. Au nom de ses convictions politiques et de la haute opinion qu’il se fait du théâtre. Près d’un demi-siècle plus tard, le temps n’a pas dilué les souvenirs dans son regard espiègle cerné de cheveux blancs. « J’avais 20 ans, j’étais en terminale quand on a occupé notre lycée. Petit lycée de Chantilly, un bled de 12 000 habitants dans l’Oise », se remémore Alain Manac’h. Et de poursuivre, façon sociologue caustique : « C’était une ville teintée d’une noblesse finissante et d’une grosse bourgeoisie arrogante autour du milieu du cheval, avec les Rothschild notamment et autres tripoteurs de bêtes. » Parenthèse refermée, il retrouve le fil de son récit. « Donc on occupe le lycée, on réfléchit beaucoup, et dans tout ça on se demande "à quoi sert le théâtre" ? » 

Le théâtre d’avant-garde parisien : la désillusion

D'un côté mai 68, de l’autre l’esprit critique précoce d’un Alain Manac’h : ça donne une conscience politique qui n'y va pas avec le dos de la cuillère. « J’ai très vite mis en doute la vision d’un théâtre qui révèle des choses aux gens, ou permette de faire changer les mentalités. Loin d’être un art universel, j’en suis arrivé à dire que ça conforte un certain nombre de gens, que c’est un art de la moyenne bourgeoisie intellectuelle. » En septembre 1968, tout juste le bac en poche, l’homme se retrouve parachuté médiateur au théâtre de Sartrouville en banlieue parisienne. Encore une fois, l’art et la politique s’intriquent. À l’époque, le directeur de ce petit théâtre n’est autre que Patrice Chéreau. « C’était la star montante du théâtre contemporain ! » Et d’expliquer la stratégie du parti communiste français, de se positionner sur des postes en banlieue pour démontrer son ancrage à gauche. Sauf que, « Chéreau n’en avait pas grand-chose à faire d’expliquer à ces gens pourquoi son Don Juan était ce qu’il était ». Lorsque le théâtre de Sartrouville se remplit, c’est parce que tout le "quartier Latin" se déplace avec quelques cars de la CGT en service commandé, dévoile-t-il avec lassitude. S’écoulent trois ans aux côtés du metteur en scène français de renom, trois ans laissant le souvenir d’une amère déconvenue.

Théâtre du Levant : un théâtre d’intervention 

Le théâtre peut apporter quelque chose, à condition qu’il retrouve des racines populaires. Voilà, exprimée simplement, la conviction qui guidera Alain Manac’h, après sa rupture avec la vie parisienne. En gestation depuis leurs années lycée, le théâtre du Levant rassemble de vieux amis autour d’un projet de théâtre d’intervention, conçu comme un outil artistique au service des luttes. « On s’était dit qu’on ne monterait plus de pièces d’auteur, qu’on ne jouerait plus dans les théâtres, pour faire de la création façon Dario Fo […]. » Concrètement, Alain Manac’h joue ses propres spectacles et encourage des non-professionnels à réaliser leur propre création. Préférant transformer le réel depuis les marges, il fera éclore l’artistique là où il est peu commun d’en trouver. « On jouait partout, dans les cours d’école, les quartiers, les appartements, les associations, usines en lutte ou non, dans les cafétarias d’entreprise. On voulait retrouver des espaces et lieux dans lesquels les gens sont naturellement là. » 

Quand le bas remue le haut tremble.. un court spectacle de clown du Théâtre du Levant sur la condition ouvrière et la domination par la culture de certains.

Ces principes radicaux sont à la source des mille et une expériences, anecdotes de terrain, souvenirs pétillants, qu’Alain Manac’h a finalement accepté d’immortaliser à l’écrit. Son premier livre C’est pas dire qu’il faut faire…, témoigne entre autres des débuts de la désindustrialisation massive en France. L'auteur revient sur une expérience, peut-être la plus édifiante, aux côtés d’ouvriers parvenus à empêcher la fermeture de leur usine dans le Maine-et-Loire. Avec ces hommes et ces femmes qui goûtent au théâtre pour la première fois, les comédiens du Levant déploient toute une méthode. Le but ? À partir d'un vécu singulier, amener chacun à "accoucher" de ses propres mots, de son propre rôle. Alain Manac'h se souvient précisément du jour où la timidité d'un certain Marcel a disparu sous les yeux de tous, pour laisser place à un réel talent d’improvisateur. L'émotion guette encore l'ex-accompagnateur alors qu'il raconte d'une voix douce et chevrotante.

« Je ne suis pas sûr que ça transforme le public, mais je suis convaincu que les personnes qui ont joué là-dedans en sont sorties transformées ! " C'est pour lui une évidence, son théâtre d'intervention comme il l'appelle, c'était une nouvelle grammaire, un autre moyen d'expression, rien à voir avec les tracts militants. Tourné vers les autres avec le théâtre du Levant depuis 1968, et durant toutes ces années à militer pour l'éducation populaire, Alain Manac'h accomplira plus tard quelque chose de très personnel. Se remettre sur les bancs de "Sciences Po" Grenoble, pour en sortir diplômé à 50 ans. Aujourd'hui, l'homme reste un pilier de la vie associative à la Villeneuve, quartier avec lequel il continue de travailler et revendiquer une culture propre. Sa vie ne fut pas de tout repos, admet-il. Gardien de la mémoire des combats d'hier, Alain Manac'h admet que les défis de demain seront d'une toute autre envergure...

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