"Écofascismes", quand l'extrême droite se met à l'écologie

Interview / Universitaire à Genève, Antoine Dubiau publie "Écofascismes" (édition Grévis), un essai qui porte sur les récupérations de l’écologie par l’extrême droite pour soutenir ses thèses idéologiques. Il donnera une conférence à Grenoble le vendredi 14 octobre, dans le cadre du cycle de conférences Érosions.

Quand on entend écofascisme, on pense d’abord à un aspect liberticide de l’écologie ; mais ce n’est pas ce dont il est question dans votre livre.

Le terme d’écofascisme dans l’espace public apparaît surtout comme une insulte politique. Il y a deux usages importants : le premier disqualifie l’ensemble des écologistes, c’est un usage qui remonte globalement à un livre de Luc Ferry publié en 1992 [Le Nouvel ordre écologique chez Grasset, NDLR] ; depuis on entend cette insulte politique, plutôt dans l’espace médiatique mainstream. Ensuite, le second usage s’entend surtout dans les milieux écologistes militants, où ce terme d’écofascisme apparaît, pour désigner les formes jugées réactionnaires ou autoritaires de politique écologique. Par exemple, les appels à la dictature verte… L’idée, c’est de mettre à distance ces conceptions du terme, qui sont soit carrément caricaturale pour la première, soit floue pour la seconde, pour essayer de caractériser le lien qu’une partie de l’extrême droite peut avoir avec la question écologique.

Pouvez-vous définir ce que recouvrent les termes d’extrême droite et de fascisme, voire de post-fascisme, dont on entend parler au sujet de Giorgia Meloni en Italie ?

Le fascisme, pour moi, se conçoit à partir de trois dimensions : une dimension idéologique, une dimension du mouvement politique, et une dimension du régime politique. En termes d’idéologie, ce qu’on appelle fascisme, c’est ce qui porte un projet de régénération nationale, d’épuration du corps national, donc mettre à distance un certain nombre de personnes jugées comme dégradant cette nation ou n’en faisant pas partie. Il y a cette idée de retrouver une certaine pureté fantasmée. C’est le projet idéologique.

Ensuite il y a le mouvement fasciste, ce sont les organisations qui défendent un projet plus ou moins hérité de ces idéologies. Il y a une constellation d’organisations ; le terme de post-fascisme permet de désigner cette galaxie de mouvements, qui bénéficient historiquement d’un soutien important du patronat. Quant à la dimension régime, ce sont les expériences historiques de régimes fascistes – les plus célèbres sont l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie – avec parti unique, culte du chef, etc.

À mon avis, on ne reverra jamais le fascisme tel qu’on l’a vu en Italie en 1920 ; si jamais il resurgit, ce sera sous une forme différente pour plein de raisons : des raisons contextuelles, ils s’adaptent à des conditions politiques différentes, et pour des raisons internes, puisqu’eux-mêmes ont tiré les enseignements de ce que leurs mouvements politiques ont pu faire dans le passé.

Si on élargit à l’extrême droite, aux organisations nationalistes, elles ont conscience que se revendiquer du fascisme historique leur donne mauvaise presse, donc elles minimisent ce lien.

Si on revient en France, votre définition du fascisme colle aux discours du mouvement d’Éric Zemmour, Reconquête, sur la régénération de la nation, etc. En va-t-il de même pour le Rassemblement national aujourd’hui ? 

Idéologiquement, je pense que Marine Le Pen a un discours qui ne me semble pas très éloigné de celui d’Éric Zemmour, sur la question de l’identité française. Sur ce point-là, il y a une continuité. C’est ce que les historiens appellent les post-fascismes, cette galaxie de mouvements qui font les ponts avec la droite traditionnelle, c’est peut-être plus le cas du RN que de Reconquête, qui s’affirme dans cette radicalité d’extrême droite. Mais la différence entre les deux, c’est le vernis social défendu par le Rassemblement national par rapport à Reconquête. Tout un tas de discours sur les retraites, par exemple ; c’est un élément de distinction important par rapport aux deux organisations.

On voit qu’en interne, au RN, il y avait la ligne Marine Le Pen, qui défendait une ligne dite sociale, et la ligne Marion Maréchal-Le Pen, qui avait une ligne clairement libérale ; et elle est partie chez Zemmour.

Maintenant que les choses sont à plat, ce qui est certain, c’est que l’écologie n’est pas le premier thème qui nous vient à l’esprit quand on pense extrême droite, en France comme à l’étranger. Où en sont-ils ? 

Pour le moment, les travaux montrent que les organisations d’extrême droite électorale sont principalement climatosceptiques. Un livre sorti en 2020, Fascisme Fossile [Andreas Malm, Zetkin Collective, La Fabrique éditions, NDLR], fait un panorama de l’ensemble de ces organisations au niveau international. Il montre bien aussi, que la plupart des organisations d’extrême droite dans le monde ont des intérêts convergents avec ceux de l’industrie fossile.

Je pense que ce constat est très juste à l’échelle globale, mais si on regarde dans les marges de l’extrême droite, et notamment ses marges intellectuelles, on peut voir des choses qui sortent de ce cadre-là. En France, il y a une mouvance assez connue depuis 50 ans qui s’appelle la Nouvelle droite. Ce sont essentiellement des intellectuels qui se sont donné pour mission de renouveler idéologiquement l’extrême droite. Il y en a un, en particulier, assez célèbre et sûrement le plus prolifique, qui s’appelle Alain de Benoist.

Depuis les années 80-90, il s’est lancé dans une vaste opération de développement d’une conception d’extrême droite de l’écologie – il refuse le terme d’extrême droite – ; mais c’est en tout cas une conception clairement identitaire de l’écologie, où il mise sur l’appartenance territoriale, la notion d’enracinement, l’association des individus à un sol… Le potentiel de la métaphore de la racine est assez important.

Au début, l’écologie était associée à la gauche, mais aujourd’hui, quelqu’un comme Alain de Benoist peut défendre la décroissance au même titre que le ferait quelqu’un de gauche, mais dans une conception très différente de ce que serait la décroissance.

Vous parlez aussi de l’intérêt de l’extrême droite pour la notion d’effondrement, de l’utilisation du dérèglement climatique comme argument contre les flux migratoires… 

Sur la notion d’effondrement, elle est apparue à partir de 2015 dans son aspect économique, à la suite d’un livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, une analyse du mouvement de la collapsologie qui s’appelle Comment tout peut s’effondrer. Dans ce livre, et dans le mouvement qui a suivi, c’est une conception de la civilisation qui serait amenée à s’effondrer essentiellement centrée sur l’infrastructure. Par exemple, l’agriculture industrielle, les transports, les systèmes de santé, éducatif… On parle d’un effondrement matériel. Maintenant, parler de civilisation, pour un certain nombre d’autres acteurs publics, ça ne fait pas référence à l’infrastructure ou au matériel, mais à la culture, notamment la culture européenne ou la civilisation européenne. La dimension de racisme culturel peut arriver assez vite.

Donc je pense que ces thèses de l’effondrement que la collapsologie a renouvelées, de manière très minoritaire mais réelle, peuvent être interprétées comme un effondrement civilisationnel, avec tout un imaginaire de la guerre civile… Et on débouche sur des interprétations survivalistes – qu’on retrouve moins en France qu’aux États-Unis, mais ça existe aussi en Europe. Maintenant, il ne faut pas penser que l’ensemble des personnes qui défendent l’idée d’un effondrement à venir sont dans une telle conception de l’écologie. Mais c’est quelque chose qui pourrait être amené à se développer.

Cette idée que le dérèglement climatique nous mène vers des conflits de territoires et de ressources crée favorise donc l’installation des théories dont vous parliez plus haut, sur l’enracinement de l’individu…

Tout à fait ; en général, c’est qu’il y a déjà un terreau politique dans lequel s’ancre cette idée d’effondrement.

Les partis d’extrême droite conscientisent-ils le fait de dire : on a une carte à jouer sur l’écologie qui portera notre idéologie ? 

Reconquête, j’ai l’impression qu’il n’y a pas vraiment de travail, même idéologique, sur la question. Au Rassemblement national, c’est un peu différent. Il y a eu des tentatives par Marine Le Pen de faire avancer l’appropriation de la question écologique au sein du parti. Par exemple, en 2011, Laurent Ozon, intellectuel issu de la Nouvelle droite et fondateur de revues écologistes, a été recruté par Marine Le Pen et propulsé directement au bureau politique du Front national, alors qu’il n’était pas membre du parti au départ. Ce fait-là montre qu’il y avait une volonté d’inclure la question écologique en interne.

Plus actuelle, une autre figure du RN, Hervé Juvin, député européen aujourd’hui et lui aussi issu de la Nouvelle droite, est un peu le Monsieur Environnement de Marine le Pen. Il développe vraiment ce discours de l’enracinement et l’écologie comme préservation de l’identité. C’est quelqu’un qui, à mon avis, est vraiment en train de formuler de façon électorale et politique des discours très idéologiques sur l’écologie. Il a créé une organisation satellite du Rassemblement national qui s’appelle Les Localistes, avec Andréa Kotarac, un ancien militant France Insoumise passé au Rassemblement national ; ils défendent une conception très locale de l’écologie, dans un sens très identitaire, autarcique on pourrait dire, très différente du localisme défendu à gauche, avec des valeurs d’ouverture et d’inclusion.

Mais la gauche n’a pas l’apanage du sujet écologique ? 

Je dirais que l’écologie est historiquement ancrée à gauche ; c’est une réalité assez irréfutable, que ce soient les ONG, les organisations électorales… C’est culturellement marqué à gauche. Ce qui ne veut pas dire que l’écologie est intrinsèquement de gauche, au sens où il ne pourrait pas y avoir d’autres appropriations. Elles sont peut-être en retard, que ce soit dans la droite classique ou l’extrême droite, mais elles sont possibles. À mon avis, les écologistes de gauche feraient bien de regarder ce qu’il se passe, justement parce qu’ils ont un coup d’avance qu’il serait intéressant pour eux de garder.

Écofascismes. Antoine Dubiau éditions Grévis, 10€. Conférence débat vendredi 14 octobre à 18h30 à la Maison de la nature et de l’environnement, entrée libre

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