France-Algérie, 60 ans de non-dits

Histoire / Grenoble est l’une des seules villes de France à célébrer sur une année complète le 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, à l’initiative d’associations locales. Une programmation culturelle dense dans l’espoir d’ouvrir le dialogue sur ce qui est toujours un énorme tabou : la colonisation et la guerre d’Algérie. 

Une somme de douleurs et des non-dits. L’histoire de la France et de l’Algérie est encore à vif chez ceux qui y sont liés d’une manière ou d’une autre. Illustration : l’utilisation du mot "indépendance", dans le titre du programme culturel dédié aux 60 ans de la fin de la guerre, n’a pas été sans mal pour certaines mairies. « Il a fallu plusieurs réunions pour décider qu’au final, l’indépendance de l’Algérie était une bonne nouvelle », confie Mariano Bona, de l’association Algérie au Cœur et du collectif isérois 17 octobre 1961. Dans les livrets de présentation de cette série d’événements qui rythme l’année 2022 dans (désormais) sept communes de l’agglomération, chaque mot a été pesé avec soin. Mais on y est arrivé : avec Marseille, Grenoble est la seule ville à célébrer sur l’année entière les 60 ans de l’indépendance de l’Algérie. « Il faut reconnaître un certain courage politique des villes engagées, dans le climat actuel. »

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Qu’il est lourd, le climat actuel. La fièvre sur les relations Algérie-France ne date pas d’hier, certes ; mais le paysage politique et médiatique, aujourd’hui, n’est pas propice à l’apaisement. « On a un Zemmour qui est capable de dire que la colonisation était une très bonne chose, Marine Le Pen dont le parti est directement lié à l’OAS… Ça se dégrade », constate Mariano Bona. Dans ce contexte, Djilali Khedim, responsable de la branche culturelle de l’association Asali, se dit « agréablement surpris » de l’accueil réservé par la mairie de Grenoble, « avec qui nous n’avons pas spécialement d’atomes crochus », à cette proposition émanant de plusieurs associations. « On leur a peut-être, aussi, enlevé une épine du pied... » La Maison de l’International s’est saisie du dossier et a coordonné le tout entre les différentes villes, pour aboutir à ce riche programme de spectacles, expositions, conférences, projections, finalement intitulé  Algérie 1962-2022 - Fin de la guerre et indépendance - des récits et des solidarités en partage

Toutes ces souffrances sur les deux rives, qui se transmettent de génération en génération, ont droit de cité. Toutefois, on ne peut pas dire n’importe quoi sur les vérités historiques

L’ambition ? Contribuer, grâce à la culture, à « réconcilier les deux sociétés, parce qu’on ne croit pas trop aux politiques, ni d’un côté ni de l’autre ». Djilali Khedim souligne, dans son éditorial, que cet anniversaire célèbre « avant tout une victoire sur le colonialisme pour l’Algérie et pour tous les peuples ». « L’histoire, ce n’est pas la guerre récente. La guerre, c’est une guerre, avec des débordements de part et d’autre. Elle a été difficile, mais pas plus qu’une autre. Par contre, la colonisation… » La chape de plomb demeure, 60 ans après. « Or, une part importante de la population française a à voir avec l’Algérie », reprend Mariano Bona. « Avec les enfants et les petits-enfants, on parle de 10 à 12 millions de personnes. Harkis, pieds-noirs, migrants, descendants des combattants… Toutes ces souffrances sur les deux rives, qui se transmettent de génération en génération, ont droit de cité. Toutefois, on ne peut pas dire n’importe quoi sur les vérités historiques. » Les deux hommes entendent encore, en 2022 à Grenoble, dire que c’est la France qui a construit l’Algérie. « Un tiers de la population a été tuée, le niveau d’alphabétisation a complètement chuté… », liste Mariano Bona. « On enfermait les gens dans des grottes et on les enfumait », rappelle Djilali Khedim. « Ce n'est pas entendable. » Faut-il une repentance, terme abhorré des responsables politiques ? « Il ne s’agit pas de repentance, mais de reconnaissance. Quand Chirac fait son discours sur le Vel d’Hiv, personne ne parle de repentance. »

Jeunesse française, jeunesse algérienne

En Algérie, les deux hommes regardent cette jeunesse (72% des Algériens ont moins de 30 ans) dont le Hirak de 2019, un mouvement pacifique qui a surpris le monde entier, a fait tomber Bouteflika – sans changer en profondeur le système en place, coupé par la crise sanitaire. « Je compare l’Algérie à la Russie actuelle », explique le médiateur d’Asali. « À force de vivre avec un marteau au-dessus de la tête, la majorité croit tout. » Mariano Bona, dont l’association Algérie au Cœur a été créée pour soutenir les intellectuels, journalistes ou opposants emprisonnés, acquiesce. « On est dans un pays qui a monumentalisé le passé, qui a construit non pas pour les fils, mais pour les pères. La jeunesse d’aujourd’hui tente de reprendre le fil de ce qui lui a été confisqué. » Une « rente mémorielle », comme le disait notre président ? « Il n’a pas tort », répond Djilali Khedim. « Mais ici aussi, il y a une rente mémorielle. »

En France, les deux hommes regardent cette jeunesse, algérienne ou d’origine algérienne, qui voit son histoire édulcorée par le "récit national". Et reste largement discriminée, sur son patronyme ou son adresse, pour l’accès à l’emploi, au logement, à l’espace public... Pas d’angélisme pour autant : « Lors d’une table ronde à Échirolles, une dame qualifiait les jeunes des quartiers d’aujourd’hui d’indigènes de la République. Ils sont à l’école, ont droit à des bourses… Être indigène de la République, je sais ce que c’est », tranche Djilali Khedim. « Il faut faire attention aux fantasmes qui peuvent se développer chez la jeune génération en France, qui s’informe sur internet... » Habitant Grenoble depuis 1984, il raconte qu’aujourd’hui encore, il ressent un froid quand, dans une soirée, il se dit algérien. « L’histoire est tue et déformée. »

Quelle déception, alors, de voir qu’Emmanuel Macron a célébré il y a quelques jours les 100 ans de la Mosquée de Paris, symbole ultime… sans caméras. Cette mosquée bâtie par l’État français en l’honneur des tirailleurs indigènes de 14-18, lieu de culte musulman qui a caché des juifs pendant la Seconde guerre mondiale, et qui a accueilli un temps, dans son hammam, la communauté gay parisienne, est courtisée par les bobos pour son thé et par les instagrammeurs pour sa beauté… « Faire ça en catimini… » soupire Mariano Bona. « La parole politique est le squelette de l’histoire. Il y a une tension, il faut que l’État dise quelque chose pour avancer. » Et autre chose que de comparer la relation France-Algérie à une « histoire d’amour qui a sa part de tragique », citation d’Emmanuel Macron à Alger, cette année. Lui qui avait suscité autant l’espoir que le tollé, en 2017, en qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité ». Pour Mariano Bona, le temps presse. « Il y a une demande de la génération actuelle, elle est prête à parler, et sans exaspération. Chez les jeunes, il n’y a pas de blocage. C’est la troisième génération, ce n’est pas leur vie. On a un pouvoir politique qui est en retard sur la société, et ça, on va le payer. » La culture est l’une des clés, selon Djilali Khedim. « La culture est neutre, c’est une passerelle. On le voit avec DJ Snake, qui a montré une autre Algérie dans son clip, ce qui a poussé plein de jeunes à s’y rendre. »  Et de conclure : « Les secrets de famille, ça finit toujours par sortir, et en général ça fait des dégâts. »

Algérie 1962-2022 - Fin de la guerre et indépendance - des récits et des solidarités en partage programme complet sur www.grenoble.fr

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