KeChiche !

CRITIQUE / Avec La Graine et le mulet, chronique sociale d'une ampleur rare, le cinéaste de “L'Esquive”, Abdellatif Kechiche, sauve l'honneur du cinéma français en cette année 2007. Christophe Chabert

Après avoir vu La Graine et le mulet, on s'est fait cette réflexion simple : ce n'est pas le cinéma français qui nous gonfle, c'est la France elle-même, sa capacité à se foutre la tête dans le sac et à refuser de se voir comme elle est, d'oser une image juste de ce qu'un demi-siècle de bouleversements sociaux et économiques a fait d'elle. Le nouveau film d'Abdellatif Kechiche regarde la France d'aujourd'hui dans toute sa grandeur et sa misère, partant de tout en bas pour viser haut, très haut, sans pour autant virer au film à thèse. La Graine et le mulet démarre ainsi avec du très particulier : sur le port de Sète, Slimane, un homme déjà âgé, se frite avec un patron qui, au nom de la flexibilité, veut lui réduire ses heures de travail sur un chantier. Premier élargissement : on fait connaissance avec ses amis, des pêcheurs qui lui refourguent gracieusement une caisse de poisson (du mulet). Le champ s'élargit encore quand on découvre sa famille, fille, petite-fille et gendre. Et encore un coup, son ex-femme, ses autres enfants. Enfin, pour parfaire le tableau de Slimane en homme d'aujourd'hui, on apprend qu'il a une nouvelle compagne qui tient un hôtel, et sa fille montre envers lui une attention bien plus profonde que celle de ses propres enfants. Tout cela dure à l'échelle du film une bonne quarantaine de minutes, mais se déroule en à peine une fin de journée, jouant sur le leitmotiv scénaristique de ce poisson que l'on va congeler chez chaque petit bout d'une famille métissée, décomposée, recomposée.Autour du potPendant cette splendide introduction, non seulement on se rend compte que Slimane est un homme usé par une existence qui ne lui a pas fait de cadeau, mais que le pire est peut-être encore à venir. Son gendre lui lance cette phrase sidérante, en apprenant qu'il risque d'être viré : «Y a plus de travail pour les Français...». Comprenez, la main-d'œuvre bon marché est aujourd'hui recrutée illégalement chez une classe encore plus malléable, et si l'intégration sociale des ex-immigrés est un ratage, leur intégration économique ne fait pas de doute : ils vont tranquillement grossir les rangs des laissés pour compte du capitalisme. Misérabilisme ? Pamphlet ? Rien de tout ça dans le regard de Kechiche, car ce discours s'infiltre sans faire de bruit dans des séquences qui paraissent ne jamais avoir de fin, entièrement calquées sur les attitudes des personnages et leurs problèmes quotidiens. Il faut voir par exemple comment la fille de Slimane maugrée après sa gamine pour une banale histoire de "pot", transformant cette préoccupation triviale en gimmick entêtant et hilarant. Et si les lézardes du drame sont déjà là, le mur de l'unité et de la solidarité paraît encore solide. Kechiche n'a plus qu'à se lancer avec son personnage dans le corps de son film : une tentative euphorique et pourtant désespérée d'ouvrir sur un vieux bateau retapé un restaurant spécialisé dans le couscous de poisson (et voilà la graine !). Idée géniale du cinéaste à cet instant : ne filmer que les portes claquées au nez de Slimane, puis les raccorder dans une ellipse fulgurante sur la semaine avant l'inauguration. Comment et pourquoi la situation s'est-elle débloquée ? On n'en saura rien, mais Kechiche semble indiquer au spectateur que si les "oui" ont remplacé hors champ les "non", c'est que ces "non" referont surface à un moment ou à un autre.Le couscous et les tripesKechiche a l'art d'appeler un chat un chat et la lutte des classes la lutte des classes. Ses notables embourgeoisés montrent que leurs belles âmes ont une patience limitée. Le cinéaste fait alors un geste éblouissant, propulsant d'un coup son film vers des cimes cinématographiques : et si le spectateur à son tour apprenait la patience, c'est-à-dire l'envie de passer du temps avec des gens qui pédalent dans le couscous, dont la vie prend l'eau et qu'un patriarche à l'échine courbée tente d'unir autour d'un même projet jusqu'à une course effrénée et dérisoire ? La Graine et le mulet va, pendant cette dernière heure en forme de suspense existentiel, multiplier les instants poignants : on verra notamment deux sublimes séquences où des femmes pleurent, l'une de rage, l'autre de dépit, déballant leurs tripes dans une logorrhée à vous faire fondre d'émotion sur votre siège. La mise en scène, jusqu'alors au plus près de ses acteurs (tous formidables), dans une attitude quasi-documentaire, empoigne alors sa steadycam pour ouvrir l'espace et le cadre. Et quelque chose d'inexplicable se produit à l'écran : une fusion de la forme et du fond, du réel et de la fiction. L'air de rien, Kechiche envoie la chronique réaliste sur une autre planète, touchant à l'universel : le moment où l'humain lutte pour sa survie, où l'ironie de l'existence rejoint le tragique de la condition sociale, où une petite erreur engendre une catastrophe dévastatrice. Pourtant, malgré cette noirceur, La Graine et le mulet laisse une sensation de plénitude et de bonheur, celle d'avoir passé deux heures trente avec des gens beaux, dignes et fiers, une communauté humaine à laquelle on se sent appartenir nous aussi. C'est simplement magnifique.La Graine et le muletd'Abdellatif Kechiche (Fr, 2h27) avec Habib Boufares, Hafsia Herzi, Faridah Benkhetache...

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