Le charme hargneux de la bourgeoisie

Huis clos à quatre personnages tiré de la pièce «Le Dieu du carnage» de Yasmina Reza, le nouveau film de Roman Polanski est une mécanique diabolique et très mordante, sur la violence masquée derrière les apparences sociales, avec un quatuor de comédiens au sommet de leur art. Critique et décorticage des racines du Carnage. Christophe Chabert

C’est un incident banal, une dispute entre gosses qui tourne mal : l’un d’entre eux en frappe un autre avec un bâton, lui brisant plusieurs dents et une partie de la mâchoire. Cette scène muette sert de générique à Carnage, et Polanski la filme de loin, en plein air, tandis que la musique guillerette d’Alexandre Desplat semble se moquer de la violence du geste. On devrait s’en tenir là. Et c’est peu ou prou ce qui se passe dans la scène suivante : les parents de la «victime», Penelope et Michael Longstreet (Jodie Foster et John C. Reilly) relisent devant eux la lettre d’excuses des époux Cowan (Kate Winslet et Christoph Waltz), père et mère du «coupable». Les deux couples peuvent alors se séparer à l’amiable, mais quelque chose cloche, comme une insatisfaction réciproque, la sensation d’un malentendu pas encore totalement dissipé. Alors qu’Alan et Nancy Cowan se dirigent vers l’ascenseur, Penelope, visiblement nerveuse, leur demande si c’est eux qui sont désolés ou leur enfant. Ça n’a l’air de rien, mais ce détail va déclencher une heure quinze de huis clos en temps réel où les quatre protagonistes se livreront à toutes les formes de mesquinerie, réglant leurs comptes avec une violence (verbale) qui n’a plus rien à voir avec l’apparence proprette qu’ils arboraient en début de film.

Bêtes fauves

La répartition des rôles sociaux paraît au départ très claire : les Longstreet sont des libéraux de gauche, épris de bonne conscience humanitaire et de grandes idées progressistes ; les Cowan ont en revanche un profil de bourgeois conservateurs, elle avec ses manières et son tailleur immaculé, lui avec ses longues conversations téléphoniques d’avocat d’affaires au service de labos pharmaceutiques plus préoccupés par le business que par la santé des citoyens. Les gentils et les méchants ? Pas si simple, bien sûr. Le texte de Yasmina Reza et la mise en scène de Roman Polanski se chargent de redistribuer régulièrement les cartes, histoire de montrer que ces gens-là se sont avant tout construit une façade de respectabilité cachant leurs insatisfactions et leurs névroses. Ainsi de Penelope Longstreet, écrivain qui n’a presque rien écrit, et de son mari, gentil nounours accommodant se soumettant docilement au diktat domestique de sa femme. Quant aux Cowan, leur attachement matérialiste aux objets leur évite de se regarder en face et de se dire ce qu’ils ont sur le cœur. Les deux événements les plus dramatiques, véritables climax de l’intrigue, sont ô combien symboliques : une gerbe de vomi sur des livres d’art, et la mise à mort d’un téléphone portable. Points de non retour dans la gestion de la crise : la propriété, sacrée pour les deux couples, est par deux fois salie, détruite, piétinée, et la querelle d’enfants initiale n’est plus qu’un lointain souvenir ; ce sont des adultes transformés en bêtes fauves qui sont prêts à se sauter à la glotte.

Une comédie inquiète

La vigueur du dialogue et la suprême efficacité avec laquelle Polanski quadrille à la caméra son espace restreint, jouant avec les focales, disposant au premier plan des accessoires aussi important pour la dramaturgie que pour la beauté du décor — notamment un bouquet de jonquilles — contribuent à l’efficacité jouissive et mordante de Carnage. Mais il faut avouer que ce film-là est avant tout un immense film d’acteurs. On peut simplement se laisser aller à la griserie de voir un quatuor de solistes virtuoses donner vie et fougue à cette brillante partition. On peut aussi analyser à quel point chacun s’empare d’un registre de comédie et le pousse à un degré d’excellence mémorable. Pour Foster, c’est le tremblement intérieur qui se transforme en déformation physique, visage pourpre de colère, veines du front saillantes, rides monstrueusement apparentes. Pour Winslet, c’est la musique de la voix, des aigus aux graves, de l’harmonie à la stridence. Pour Reilly, c’est la mutation progressive de la bonhomie feinte à un j’m’en foutisme réel, de l’hypocrisie à la sincérité. Et pour le meilleur des quatre, l’immense Christoph Waltz, c’est le génie des ruptures, puisqu’il ne joue que de ça, passages intempestifs d’une conversation avec ses hôtes à l’agressivité retenue à une autre au téléphone où il exhibe un cynisme chaleureux et enjoué. On sait déjà que certains trouveront que Carnage est un petit Polanski. C’est qu’ils confondent le film et son propos : derrière les apparences frivoles et quotidiennes d’un psychodrame en appartement se joue peut-être le crépuscule de notre époque matérialiste et bourgeoise.

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