La chevauchée fantastique de Spielberg

Comme s’il avait fait de cette odyssée d’un cheval du Devon à travers la première guerre mondiale le prétexte à une relecture de tout son cinéma, Steven Spielberg signe avec "Cheval de guerre" un film somptueux, ample, bouleversant, lumineux et inquiet. Christophe Chabert

Il y a d’abord le souffle fordien des premières séquences. Quelque part dans le Devon, au début du XXe siècle, un jeune garçon voit naître un cheval, qu’il va tenter d’apprivoiser en quelques plans muets mais d’une grande force d’évocation. Ce cheval sera mis aux enchères et un fermier obstiné, alcoolique et sous le joug d’un propriétaire inflexible, s’entête à l’acheter. Sauvage, le cheval doit servir pour labourer un champ à l’abandon, sec et rocailleux ; personne n’y croit sauf Albert, le fils, qui va arriver à le dresser, nouant une relation quasi-amoureuse avec lui. Steven Spielberg est alors de plain-pied dans le conte enfantin, le territoire naïf des productions Amblin et de son cinéma dans les années 80. S’il se mesure à ses maîtres (Ford donc, mais aussi David Lean), il rabat cependant cette première demi-heure sur ses propres thèmes (la générosité de l’enfance contre la cruauté des adultes) et ses figures habituelles de mise en scène, notamment ces travellings recadrant un visage qui s’illumine au contact du merveilleux : Spielberg reste Spielberg, se dit-on.

Au hasard, Joey

Cheval de guerre n’a alors accompli que la première moitié de son titre, et rien ne laisse présager l’étonnante rupture de ton que le cinéaste va faire subir au film par la suite. La première guerre mondiale s’invite dans l’histoire et sépare Joey le cheval de son propriétaire Albert. Séparation radicale : le scénario (de Lee Hall et de l’excellent Richard Curtis, scénariste de 4 mariages et un enterrement et réalisateur de Love actually et Good morning England) préfère suivre Joey que son maître. Cheval de guerre fait ainsi exploser les conventions hollywoodiennes qui veulent que l’on désigne un héros et que l’on s’y tienne ; à l’inverse, il multiplie les figures attachantes qui ne font que prendre un temps le contrôle du récit. Le cheval lui-même n’est jamais vraiment élevé au rang de personnage et n’est là que pour révéler, à la manière de l’âne dans Au hasard Balthasar, la violence qui l’entoure. Mais là où Bresson utilisait l’animal pour souligner la noirceur de l’âme humaine, Spielberg préfère en faire un miroir à la dureté du monde, fidèle à sa philosophie où l’humanisme côtoie toujours un certain pessimisme. Ce qui surprend le plus dans Cheval de guerre, c’est l’omniprésence de la mort, même si le cinéaste fait tout pour la mettre à distance. Au cours de la scène, magistrale, du premier assaut, les soldats allemands tombent face caméra, mais les cavaliers anglais résistent aux tirs des mitrailleuses ennemies. Sensation d’irréalisme, jusqu’à ce que Spielberg, retenant la leçon de David Lean dans Lawrence d’Arabie, cadre en gros plan une de ces machines de guerre qu’il raccorde avec le cheval du capitaine, traversant seul les lignes allemandes. L’image la plus frappante de Cheval de guerre est ainsi celle de l’exécution : filmée de loin, entravée par le passage des hélices d’un moulin, la scène ne montre que les coups de feu tirés et les corps à terre. La pudeur spielbergienne est une question d’interdit : on ne filme pas la mort, seulement l’absence de celui qui meurt.

Fanion de nos pères

Il y a toutefois un authentique trajet dans Cheval de guerre, mais pas celui que l’on aurait pu croire ; celui qui peu à peu abolit les distances de classe et finit par réunir une communauté divisée. C’est là encore une constante du Spielberg historique, qui le rapproche une fois de plus de John Ford. Si la scène initiale de la vente aux enchères marquait le fossé entre les possédants et les sans terres, sa répétition dans la dernière partie figure un instant de réconciliation et de solidarité qui transcende toutes les barrières. Et puis il y a ce fanion, outil scénaristique mais aussi emblème de tous ceux qui ont combattu, pour une noble cause ou pour de coupables desseins, au front ou du fond de leur grange. Plus que le cheval, c’est lui qui circule et unit tous les personnages du film, se chargeant à chaque rencontre de la blessure infligée à celui qui le recueille. La grande beauté de Cheval de guerre, œuvre bouleversante de simplicité et de sincérité, tient à cela : l’espoir y est toujours inquiet, l’odyssée ne grandit pas, elle permet seulement de comprendre la douleur de l’autre.

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