L'Inconnu du lac

L'Inconnu du lac
D'Alain Guiraudie (Fr, 1h37) avec Pierre Deladonchamps, Christophe Paou...

Quelque part entre Simenon et Weerasethakul, Alain Guiraudie installe une intrigue de film criminel sur les bords d’un lac transformé en paradis homo, interrogeant les mécanismes du désir et l’angoisse de la solitude. Drôle et envoûtant. Christophe Chabert

L’Inconnu du lac, c’est d’abord un espace scrupuleusement posé : un lac, une plage ; autour de la plage, une petite forêt ; et au-delà de la forêt, un parking. De cet espace, le film ne sortira jamais, préférant combler les ellipses du récit par les allusions du dialogue. Même la plage elle-même possède sa topographie, qu’Alain Guiraudie dessine avec méticulosité, au point de créer d’entrée une familiarité entre le spectateur et le lieu.

Cette familiarité, c’est aussi celle qu’entretient Franck avec l’endroit et ses habitués : des hommes, rien que des hommes, qui viennent bronzer (à poil ou pas, la liberté est de mise) et faire trempette en ce début d’été. Accessoirement, après quelques regards échangés, ils se retrouvent pour baiser dans les bosquets alentours. Le lac est un lieu de drague homo, mais c’est aussi un petit paradis à l’abri de toute morale déplacée, où l’hédonisme sexuel s’accomplit avec un certain sens de la courtoisie – les amants se préviennent toujours avec politesse du moment où ils vont jouir…

« Il n’y a pas grand monde » dit Franck lors de sa première visite de la saison. Cela vaut aussi pour le film lui-même, qui joue sur une stratégie d’épure, de raréfaction et de répétition des situations et des personnages. « C’est calme » lui répond son interlocuteur ; mais là, ce n’est que temporaire à l’échelle du récit. Dans un recoin de la plage, un homme fixe le lac, tout habillé. Franck va le voir, par curiosité, pour faire connaissance. Il s’appelle Henri, vient d’être quitté par sa femme, avec qui il entretenait des rapports très libres – l’homosexualité ne le défrise pas plus que cela, donc. C’est un solitaire, observateur un peu triste d’un lieu qui, au contraire, respire la joie, la lumière et le soleil.

Témoin et voyeur

Toutefois, ce n’est pas lui, « l’inconnu du lac » ; il s’agit de Michel, sorte de Tom Selleck du Tarn avec moustache, pectoraux et regard magnétique. Franck est immédiatement séduit par ce bel homme qui a cependant le redoutable inconvénient de ne pas être "libre" : il se traîne un amant qui ne cache pas ses tendances possessives et sa jalousie. Ledit amant finira noyé au fond du lac, laissant ainsi Franck et Michel vivre leur idylle. Le problème, c’est que cette noyade n’est peut-être pas accidentelle, et que Franck est le seul témoin de ce qui s’est vraiment passé – mais qu’a-t-il vu exactement, ou qu’a-t-il voulu voir ?

Guiraudie trace alors un drôle de croisement entre une intrigue criminelle à la Simenon – on pense beaucoup aux Fiançailles de Monsieur Hire où le désir poussait Hire à fermer les yeux sur les agissements de sa belle voisine  – avec un flic un peu ridicule à l’enquête nonchalante, et un porno gay mais classieux, puisque le cinéaste choisit de ne rien cacher des relations sexuelles entre les amants. Il le fait avec un humour constant et salvateur ; ainsi de ce voyeur qui touche son mol organe presque machinalement et que Franck finira par remettre en place avec cette réplique hilarante : « On est en train de parler. Reviens dans quinze minutes, là on sera en train de baiser ! » Ou encore grâce à cette silure mythologique qui rôde dans les profondeurs du lac et dont on dit qu’elle pourrait dépasser les cinq mètres, à la fois incarnation d’un danger invisible et fantasme pur et simple.

On n’imaginait pas Guiraudie, dont les premiers opus frisaient l’amateurisme et versaient dans l’arrogance, trouver un jour un ton et une forme accessibles pour traduire ce qui travaille son cinéma : la quête du plaisir sans entrave et son revers, l’angoisse de la solitude et de l’abandon. L’Inconnu du lac se tient avec une lisibilité totale entre ces deux sentiments, à savoir l’excitation d’un récit très bien écrit et conduit, et la peur qui étreint peu à peu ses personnages – et nous avec eux.

Coup de main, coup de rein

En fait, la clé du film se tient dans son hors champ. Un comble puisque, on l’a dit, Guiraudie a choisi de le construire en huis clos à ciel ouvert. Mais les rapports entre Franck, Michel et Henri se jouent aussi dans l’ailleurs du lac : Michel refuse obstinément de passer la nuit chez Franck, qui de son côté ne rechigne pas à aller manger ou prendre un verre avec Henri. L’Inconnu du lac pose ainsi la question de ce qui unit et sépare les êtres : besoin d’une oreille attentive contre envie d’un bon coup de rein, amitié solide contre passion fragile.

C’est parce qu’il est brinquebalé d’un bord à l’autre que Franck finit par perdre pied, et cela débouche sur un final absolument bouleversant où Guiraudie propulse son œuvre dans des directions inattendues : celle du slasher sanglant, mais aussi celle d’un envol presque métaphysique où la forêt paisible devient jungle menaçante comme dans les films de Weerasethakul. La comparaison peut paraître osée entre le petit théâtre du Français fier de son sud-ouest et le Thaïlandais et ses expériences cosmiques et sensorielles. C’est pourtant bien vers cela que tend Guiraudie : une nouvelle ampleur pour son cinéma, plus spectaculaire et plus maîtrisé, où l’intimisme déboucherait sur de l’universel.

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