Inception

L’ambitieux projet de blockbuster onirico-philosophique de Christopher Nolan débouche sur un film protoype, qui passe du temps à expliquer son mode d’emploi avant de se lancer dans une pratique ébouriffante du cinéma comme montagne russe spatio-temporelle. Christophe Chabert

Inception part d’une idée magnifique : si le cinéma est une fabrique de rêves, aucun film n’avait jusque-là osé montrer des personnages dont c’était littéralement le métier. Des architectes, un scénariste, un technicien, un metteur en scène et des acteurs, toute une équipe qui ressemble à une équipe de tournage cachée derrière une bande de malfrats sophistiqués dont le but est de voler des secrets enfouis dans le subconscient de leurs victimes (les spectateurs ?). Christopher Nolan dans Le Prestige avait déjà prouvé que la réussite d’une illusion cinématographique reposait sur l’envie du public d’être dupé ; la suspension d’incrédulité devenait l’enjeu, la théorie et la matière scénaristique du film. Inception va plus loin : dès l’ouverture, impressionnante, le cinéaste plonge les personnages dans un labyrinthe de rêves encastrés les uns dans les autres, les secousses du réel (la plongée dans une baignoire d’eau froide) devenant des séismes dans le monde onirique (une vague gigantesque qui vient dévaster le décor). Quant à la mort, elle n’est que le plus court chemin vers le retour à la réalité. Rien n’est vrai, tout est simulé, imaginé, façonné par un artisan qui y dépose ses obsessions personnelles. C’est le drame de Cobb (Di Caprio, bien plus qu’acteur dans l’affaire, on y reviendra…) : maître du jeu et de ses règles mais aussi victime de son savoir-faire, ayant entraîné sa femme dans un monde entièrement rêvé d’où elle n’a jamais pu sortir. Cobb vit depuis en exil, voleur expérimenté qui accepte un coup risqué dans l’espoir de rentrer chez lui pour revoir le visage de ses enfants ; un Orphée moderne, descendant dans le rêve comme on descend aux enfers, à ceci près qu’il est aussi le responsable de sa propre névrose. C’est au cours d’une «inception» expérimentale qu’il a provoqué la folie de sa compagne. Et c’est par une «inception» industrielle qu’il compte récupérer son souvenir.

La science des rêves

Au fait, c’est quoi, l’inception ? Résumée grossièrement : créer des strates de rêves dans l’esprit d’une personne, y déposer un secret, puis faire croire que ce secret lui appartient et pouvoir ainsi influencer ses actes. Pas très clair ? Rassurons le spectateur… Nolan, à l’opposé d’un Kubrick ou d’un Lynch, ne cherche pas à l'égarer dans un dédale de questions sans réponse ; il est beaucoup plus proche des Wachovski dans le premier Matrix, et c’est le principal reproche que l’on peut adresser à Inception. Le cinéaste prend quarante bonnes minutes pour expliquer le mode d’emploi du film à venir, à travers de longues scènes de dialogues où les personnages exposent avec un didactisme forcé les principes qui régissent le monde onirique dans lequel il va ensuite nous projeter. Si on peut légitimement critiquer ce manque de confiance dans l’intelligence du spectateur face à ce blockbuster plus sophistiqué que vraiment expérimental, l’honnêteté oblige à dire que Nolan pratique le procédé depuis son premier film. Sans vouloir passer pour des élitistes pédants, on aurait aimé découvrir tout cela sans guide, notamment l’idée, géniale, d’un temps de plus en plus élastique selon les degrés de rêve dans lequel les personnages et leurs doubles évoluent. Une minute de réalité en devient 10 au degré 1, puis une heure au degré 2, plusieurs jours au degré 3… Le film fait de cette équation mathématique un spectacle sidérant lors de son énorme morceau de bravoure final, une demi heure de suspense et d’action dont la base est une voiture plongeant au ralenti dans un fleuve. Nolan fait alors exploser toutes les frontières d’Inception, abolit la pesanteur et les bornes du passé et du présent, du réel et de l’imaginaire, provoquant enfin le vertige dément que son sujet lui autorisait.

Di Caprio movie

Le film d’auteur à la fois ludique et théorique attendu (notamment après ses spectaculaires bandes-annonces) n’est donc pas tout à fait au rendez-vous. Et pourtant, Inception est passionnant sur de nombreux aspects, comme lorsqu’il décrit un monde globalisé où la seule frontière interdite aux personnages est celle de l’Amérique (le film circule librement entre Paris, Kyoto et Londres, on se croirait chez Assayas !). Mais le plus surprenant là-dedans, c’est sans doute le rôle tenu sur l’écran par Di Caprio. Non seulement il survole un casting de très haute volée (Ellen Page, Joseph Gordon-Levitt, Ken Watanabe, Tom Hardy, Michael Caine, Cillian Murphy…) ; mais l’acteur offre un prolongement très troublant du personnage qu’il incarnait dans Shutter island, à savoir un homme qui exorcise un deuil impossible en faisant surgir ses démons intérieurs jusqu’à confondre la réalité et son altération mentale. Di Caprio serait-il aujourd’hui le Cary Grant ou le James Stewart des studios hollywoodiens ? Un acteur qui, tout en se bâtissant une image cohérente de films en films, permet aux grands cinéastes d’exprimer leurs envies les plus folles ? On pensait qu’Inception serait un film de Christopher Nolan ; mais c’est, au meilleur sens du terme, un grand film de Leonardo Di Caprio. 

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