Woody Guthrie
Lui, the people

En point d'orgue de son festival Images de sons, du 11 au 20 juin, le Musée des Confluences propose une soirée hommage à Woody Guthrie, peut-être la plus grande figure de la musique folk américaine – ce à quoi souscrirait son plus grand fan, le Prix Nobel Bob Dylan. Retour, en compagnie de sa fille Nora Guthrie, présidente de la fondation Woody Guthrie, sur la trajectoire aussi belle que terrible d'un chanteur, peintre et écrivain, communiste et humaniste, pourfendeur des injustices et inégalités de toutes sortes et pionniers de bien des luttes (anti-racisme, féminisme, écologie...). Un artiste aussi immense que modeste qui n'eut de sa vie qu'une seule vocation : chanter, et donc parler, pour le peuple.

Par Stéphane Duchêne

Le Monde, c'est-à-dire l'Amérique

Woody Guthrie, disait le musicien et chanteur allemand Hans-Eckardt Wenzel, « était capable de résoudre l’éternel conflit entre l’"art" et la "vie" de la façon la plus simple qui soit ». Or nulle chanson ne résume mieux l'art – et la vie – de Woody Guthrie, ce génie aux trois accords – « au-delà c'est l'exhibitionnisme » disait-il – que This Land is Your Land. Woody écrit cette chanson en 1940, à son arrivée à New York, passablement agacé par God Bless America, une scie d'Irving Berlin ressortie de la napthaline par le pouvoir pour flatter le sentiment national et convaincre l'opinion publique du bien fondé de l'entrée en guerre de l'Amérique contre l'Allemagne.

S'il aime son pays, Woody ne voit alors pas d'un très bon oeil ces flambées de patriotisme aveugle et pense que les Etats-Unis ont suffisamment de problèmes comme ça pour ne pas s'épargner une guerre qui ne les concerne pas. Accessoirement, il trouve la chanson d'Irving Berlin d'une naïveté coupable. Depuis le temps qu'il parcourt les routes en autostop, ou les rails en train de marchandise ; avec toute la misère qu'il a vu au fil des kilomètres depuis le début de la Grande Dépression ; tous les naufragés du capitalisme qu'il a pu croiser sur le chemin de l'Eldorado californien, tous ces gens qui meurent de faim, il a le plus grand mal à croire comme le confie sa fille Nora « que Dieu ait pu bénir l'Amérique à quelque moment que ce soit ». Ou alors pas toute l'Amérique, pas celle des damnés de la terre, auquel le pays appartient aussi, il s'agirait de ne pas l'oublier.

« This Land is your Land , dit Nora Guthrie, était davantage une invitation à participer à la démocratie, à se sentir concerné. On a pensé à l'époque que c'était une chanson sur la propriété, c'était tout l'inverse, n'oublions pas que mon père chantait avec les communistes. Cette chanson c'est davantage une manière de dire "We the people" ». Une chanson qui en célébrant la beauté de l'Amérique et de ses paysages figure un hymne à tous ceux qui sont victimes de la misère absolue et de l'exploitation la plus basse, comme nombre de ses chansons passées à la postérité – ce qui vaudra à Woody d'être souvent comparé au plus grand poète américain, Walt Whitman, surnommé, comme il aurait pu l'être lui-même, "The Bard of democracy ".

Si Woody est si sensible aux conditions de vie en Amérique, s'il est si attaché à la démocratie et la l'égalité en même temps qu'à la sacro-Sainte liberté américaine, s'il n'a jamais de sa vie accepté la moindre concession, c'est parce qu'il est né pauvre et que pour une large part il l'est demeuré à peu près toute sa vie. Riche de bien des choses, mais de dollars, pas tellement.

Si Woody est si sensible aux conditions de vie en Amérique, s'il est si attaché à la démocratie et la l'égalité en même temps qu'à la sacro-Sainte liberté américaine, s'il n'a jamais de sa vie accepté la moindre concession, c'est parce qu'il est né pauvre et que pour une large part il l'est demeuré à peu près toute sa vie.

Woodrow Wilson Guthrie naît le 14 juillet 1912, à Okemah, dans l'Oklahoma. Il est le troisième enfant de Charles, homme politique local et spéculateur foncier – comme à peu près tout Américain qui se respecte – et de Nora Belle Guthrie. Petit, vif, et affublé d'une abondante chevelure bouclée, Woody est un garçon précoce qui s'intéresse très tôt aux problèmes du monde. Et à la musique. Son père lui transmet le goût de la musique western et du folklore indien quand sa mère lui chante des ballades irlandaises et écossaises. Charles et Nora Belle ont une influence considérable sur le développement de Woody. Tout comme, malheureusement, les différents drames qui vont marquer son enfance.

Si Charles profite un temps du boum économique provoqué à Okemah par la découverte de pétrole dans la région – alors assaillie par les travailleurs, les flambeurs et les escrocs attirés par la guirlande de mirages offerte par l'or noir – le soufflé retombe rapidement. Car les puits tarissent. À la sortie de cette parenthèse enchantée, Charles est ruiné et doit quitter sa famille pour le Texas. La mort de la grande soeur de Woody, Clara, dans un incendie accidentel sous les yeux de ses parents et l'internement puis le décès de sa mère, frappée par la maladie de Huntington, une maladie incurable du système nerveux, contribuent à faire éclater le foyer familial, laissant Woody livré à lui-même et avec un désir immense de voyager et de découvrir le monde, c'est-à-dire l'Amérique.

En 1931, à 19 ans, Woody Guthrie suit finalement son père à Pampa, Texas. C'est là que son destin sème ses premières graines. D'abord, il épouse la soeur de son meilleur ami Matt Jennings, Mary. Il a 21 ans, elle 15, et ils ont trois enfants ensemble : Gwen, Sue et Bill. Ensuite, il se met sérieusement à la musique lorsqu'après s'être trouvé une guitare et fonde ses premiers groupes, le Corncob Trio et les Pampa Junior Chamber of Commerce Band (sic) au sein desquels s'épanouissent de véritables talents de showman : Woody sait faire rire son auditoire autant que le faire réfléchir. Et le fait probablement d'autant mieux réfléchir qu'il le fait rire.

" Woody a commencé à travailler comme artiste visuel, notamment comme cartoonist. Il était un artiste naturel et quand il voyageait dans le pays, sans argent, il emmenait ses pinceaux et il se nourrissait et se logeait grâce à eux. Il arrivait dans une ville, demandait aux restaurateurs s'ils avaient besoin d'une nouvelle enseigne, il leur peignait et en échange on lui donnait de la nourriture et un lit. "

Pendant ces mêmes années, il découvre aussi son intérêt pour la peinture et le dessin qui perdurera jusqu’à sa mort et s'avère même fondateur de son songwriting, ainsi que le décrit Nora Guthrie : « Il a commencé à travailler comme artiste visuel, notamment comme cartoonist. Il était un artiste naturel et quand il voyageait dans le pays, sans argent, il emmenait ses pinceaux et il se nourrissait et se logeait grâce à eux. Il arrivait dans une ville, demandait aux restaurateurs s'ils avaient besoin d'une nouvelle enseigne, il leur peignait et en échange on lui donnait de la nourriture et un lit. Mais un jour il a perdu ses pinceaux et n'avait pas les moyens d'en racheter. Il a décidé alors de mettre ses images en mots. Et c'est ainsi qu'il devint un songwriter. À la fin de This Land is your land, il y a ce vers qui dit "All you can write is what you see". Woody est un artiste visuel qui a perdu ses pinceaux et a dû mettre en mots ce qu'il voyait. »

Et ce qu'il voit au milieu des années 30 est terrible. Comme ce dimanche 14 avril 1935 où le Texas, l'Oklahoma et le Kansas sont traversés par une tempête de poussière dépassant les 100 km/h. Les nuages obscurcissent tellement le ciel que de jour la visibilité n’excède pas deux mètres. La sécheresse et les tempêtes de poussière ruinent les récoltes et une surface de près de deux fois l’Allemagne devient inhabitable. On appellera ce jour le "Black Sunday". Des centaines de milliers de personnes perdent leur maison et leur emploi et sont jetés sur les routes. Au cours de l’été 1937, Woody Guthrie abandonne son foyer des grandes plaines et se joint au plus grand mouvement migratoire de l’histoire des États-Unis. Lui aussi veut tenter sa chance en Californie. Il voyage en stop, en trains de marchandise et à pied, contribuant à façonner le mythe du hobo sur lequel prospéra ensuite la beat generation.

Left wing, right wing, chicken wing

Arrivé en Californie en 1937, l'eldorado ne ressemble guère à la terre prétendument promise. Les Okies, les réfugiés économiques d'Oklahoma, dont Woody fait partie, n'y récoltent que le mépris et la méfiance traditionnellement dévolue aux culs-terreux. Cela n'empêche pas Woody de trouver un poste à la radio KFVD où il fait l'animateur et le chanteur, non sans un certain succès. Son répertoire oscille entre classiques folk et compositions personnelles délivrées avec sa partenaire Maxine "Lefty Lou" Crissman. Les Okies notamment, parqués dans des camps d'infortune avec pour seule compagnie leur misère, y sont particulièrement sensibles. Parce que les émissions de leur compatriote contribuent à les distraire de leur condition et parce que ses chansons parlent de leur vie et de leur souffrance. Et qu'elles sont bien les seules à le faire.

La radio est en effet pour le chanteur le terrain idéal pour déployer son discours critique de la société et d'une politique sociale déficiente. À la fois humaniste et moraliste, il dénonce les hommes politiques, les affairistes corrompus et les juges aux ordres. Tout en faisant l'apologie des esprits libres, tel le hors-la-loi "Pretty Boy" Floyd et les leaders syndicaux. En se faisant défenseur de la justice, il commence ainsi à ériger le versant politique de son oeuvre et à forger ses convictions de gauche. Il s'est aussi enfin trouvé une place dans la société et peut inviter sa femme Mary et leurs enfants à le rejoindre à Los Angeles.

En plus de son activité radiophonique, en 1938 Woody obtient une colonne dans le journal communiste People's World, qu'il intitule Woody Sez (comme "Woody says") qu'il illustre toujours d'un dessin. Parallèlement, KFVD lui demande de suivre spécifiquement le travail et les conditions de vie des travailleurs migrants. En visite dans un des camps de ces réfugiés avec l'acteur engagé Will Geer, Woody est halluciné par les conditions dans lesquelles ils vivent et travaillent – qu'il n'imaginait pourtant pas reluisantes. Ses textes prennent alors une dimension de plus en plus politique et c'est à ce moment qu'il applique absolument son fameux précepte "all you can write is what you see" ("écris ce que tu vois et uniquement ce que tu vois"). De là naissent les chansons I Aint Got No Home, Goin’ Down The Road Feelin’ Bad,Talking Dust Bowl Blues, Tom Joad et Hard Travelin, qui toutes évoquent l'exil et la perte et reflètent le désir de Woody de donner une voix qui porte à ces pauvres gens.

Le public de Woody, ceux à qui il destine ses chansons, ce ne sont pas les partis mais les gens qu'ils sont censés défendre. Il va même jusqu'à relativiser ses sympathies communistes par une autre délicieuse pirouette verbale : « I ain’t a Communist necessarily, but I’ve been in the Red all my life ».

De plus en plus politisé sous l'influence de Geer mais aussi du chanteur Cisco Houston et de l'animateur radio Ed Robbin, Woody est rapidement invité à un événement organisé par le Parti communiste un événement qui lui permet de marquer sa relation ambigue avec le parti et sa conception très libre du sentiment d'appartenance qui ne rime pas pour lui avec inféodation. À cette invitation, il répond avec un jeu de mots resté célèbre, prisé des amateurs de KFC :« Left wing, right wing, chicken wing – it's all the same to me, I sing my song wherever I can sing'em ». Le public de Woody, ceux à qui il destine ses chansons, ce ne sont pas les partis mais les gens qu'ils sont censés défendre. Il va même jusqu'à relativiser ses sympathies communistes par une autre délicieuse pirouette verbale : « I ain’t a Communist necessarily, but I’ve been in the Red all my life ». Ne jamais se laisser cataloguer. Nora Guthrie, aujourd'hui abonde : oui son père était proche du PC américain mais se considérait davantage comme un "common-iste".

Cela n'empêche pas les prises de positions radiophoniques et les chansons de Woody, dont les annonceurs de KFVD n'apprécient guère le contenu, d'être de plus en plus fréquemment censurées par la station. Soudainement, ses chroniques sur les travailleurs perdent l'intérêt sociologique que KFVD y avait initialement trouvé. Y parler de la pauvreté passe encore, y défendre les pauvres, faudrait pas pousser. Après tout, les pauvres ne consomment pas, c'est bien là leur moindre défaut. Woody en tire lui-même les conclusions et démissionne. « Plus il était populaire auprès des pauvres, explique Nora Guthrie , moins le business voulait de lui. Parce qu'il disait des choses qui n'étaient pas très populaires auprès des publicitaires. C'est à partir de là qu'il a commencé à être censuré, et ses chansons avec. Il a donc quitté la radio parce qu'évidemment il ne supportait pas ça. »

C'est que la perspective de perdre son travail n'effraie guère Woody. Une témérité sociale bien peu partagée qui en dit long selon sa fille sur sa personnalité et son caractère : « il n'avait pas peur d'être pauvre, ce n'était pas un problème puisqu'il l'avait toujours été. C'est très important de le dire parce qu'aujourd'hui les entertainers même les plus sincères et attentionnés, les plus engagés, veulent quand même être riches et bien portant. Ils ne veulent pas abandonner leur statut de star pour la cause. Très peu d'artistes dans le monde sont prêts à signer le même contrat que mon père. Il pouvait perdre un show à la radio, perdre de l'argent, mais il savait qu'il pouvait toujours faire de l'auto-stop pour traverser le pays, qu'il pouvait s'inviter chez quelqu'un le temps d'un repas s'il avait faim. Il n'ambitionnait pas d'acheter une maison ou une voiture comme 95 % des Américains, et à cet égard il était unique. Il aimait cette liberté de n'être pas tenu en laisse par le système. J'aime à dire qu'il n'était pas domesticable. Comme un animal. S'il avait faim, il mangeait. S'il avait envie d'écrire une chanson, il écrivait une chanson. Sa vie était aussi simple que ça. "

" Woody n'ambitionnait pas d'acheter une maison ou une voiture comme 95 % des Américains, et à cet égard il était unique. Il aimait cette liberté de n'être pas tenu en laisse par le système. J'aime à dire qu'il n'était pas domesticable. Comme un animal. S'il avait faim, il mangeait. S'il avait envie d'écrire une chanson, il écrivait une chanson. "

Tout de même sensiblement désabusé par le système et le music business, le chanteur ramène femme et enfants au Texas à la fin de l'année 1939. Pour mieux mettre le cap sur New York quelques mois plus tard. Où il écrit donc This Land is your land.

À Big Apple, Woody fait deux rencontres déterminantes : celle d'un autre chanteur engagé, Pete Seeger, et celle l'archiviste des musiques populaires américaines Alan Lomax. Lomax tombe immédiatement en pamoison devant le talent du Okie. Au point qu'il l'invite à l'enregistrement d'une série de disques pour la bibliothèque du Congrès à Washington. Woody multiplie également les passages à la radio où il joue notamment ses Dust Bowl Ballads, chroniques de la déliquescence de la région du Dust Bowl ravagée par la sécheresse d'après le "Black Sunday". Un événement qui inspire à John Steinbeck Les Raisins de la colère et à John Ford, son adaptation cinématographique. Lorsqu'il voit le film, Woody écrit la chanson Tom Joad dont Steinbeck dira : « Quel salaud ! Il a écrit en une nuit ce qu’il m’a fallu deux ans à réaliser ! »

Rapidement, à New York, Woody devient la coqueluche des organisations de gauche et se voit adouber par la communauté des artistes progressifs comme – en plus de ses amis Geer et Houston, et de Pete Seeger – Lead Belly, Burl Ives, Sonny Terry, Brownie McGhee, Josh White, Millard Lampell, Bess Hawes et Sis Cunningham, qui forment une sorte de confrérie.

Comme il le fit à Los Angeles, lorsque le succès commença d'être au rendez-vous, Woody profite de ce nouvel essor dans sa carrière pour faire venir Mary et les enfants à New York. Mais là encore, la lune de miel est de courte durée. Déçu une fois de plus par le show business et encore victime de la censure, la famille Guthrie regagne... Los Angeles début 1941.

Quelques mois plus tard, en mai, la Bonneville Power Administration basée dans l'Oregon fait à Woody une commande pas banale : la musique d'un film sur la construction d'un barrage sur le fleuve Columbia. On lui offre un contrat d'... ouvrier auxiliaire pour un mois et un salaire de 266 dollars – et 66 cents. Ce qui le ravit. Il écrit 26 morceaux dans tous les registres folk : hymnes, chansons de travail, ballades, talking blues, qui lui valent une nouvelle fois d'être comparé à Walt Whitman dans sa manière de poétiser l'Amérique. Dans cette période, il écrit entre autres l'emblématique Pastures of Plenty, où il conte le destin des travailleurs migrants de l'aride Oklahoma venus s'installer dans cet Oregon aux vertes vallées.

Après cette expérience oregonienne, Guthrie ramène cette fois sa famille au Texas, à Pampa, là où il avait suivi jadis son père. Mais ses absences répétées, ses voyages incessants, l'absence de travail régulier et ses nombreux engagements politiques mettent à mal son mariage et le couple qu'il forme avec Mary finit par se séparer. Sa seconde femme, la mère de Nora Guthrie, devra elle aussi apprendre à composer avec cet homme aux semelles de vent : « Ma mère avait coutume de dire que si Woody sortait acheter des cigarettes, il pouvait rentrer deux semaines plus tard, parce que sur le chemin il avait pu croiser quelqu'un qui lui avait dit : " tu as entendu parler de ce piquet de grève en Pennsylvanie ? " Il pouvait alors partir sans prévenir en Pennsylvanie pour y participer. Ce n'était pas évident en termes de vie de famille mais en termes de créativité et d'énergie artistique c'était très utile. Il était très impulsif et c'est ce qui lui permettait d'écrire sur l'air du temps. »

La sensation du stylo glissant sur le papier

Alors que revoilà Woody à New York, il rejoint les Almanac Singers à l'été 1942 dont les chansons entendent parler pour les travailleurs et contribuer à l'amélioration de leurs conditions de vie et de travail, pas moins. Le groupe, à l'effectif variable voit passer quelques uns des acolytes engagés de Woody déjà cité : Seeger, Houston, Hawes, Lead Belly, Lampell, Hawes, Terry, White, McGhee, Cunningham, plus Arthur Stern, Lee Hays, et Pete & Butch Hawes.

Régulièrement, les Almanac reçoivent pour des réunions enflammées les artistes progressistes de tous poils : le peintre Rockwell Kent, l’écrivain Dashiell Hammett, le poète Walter Lowenfels, le compositeur Marc Blitzstein et l'acteur Nicholas Ray. Mais aussi des syndicalistes comme Elizabeth Gurley Flynn ou Mother Bloor.

Le folk est alors en plein essor à New York, comme il le sera 20 ans plus tard, et les Almanac donnent jusqu'à six concerts par jour, sans compter les Hootenanys (genre de showcases) donnés de manière informelle à leurs domiciles. En clair, les Almanac Singers jouent tout le temps. Quant à leur répertoire il est un temps farouchement marqué par les chansons pacifistes. Woody lui-même est, il est vrai, opposé à l'entrée en guerre des Etats-Unis en Europe. Mais tout ce petit monde retourne vigoureusement sa veste lorsque Hitler brise le pacte germano-soviétique et attaque l'URSS le 22 juin 1941. Woody écrit Talking Hitler’s Head Off Blues puis All Fascists Bound to Lose et quantité d'autres chansons d'essence patriotique puis orne sa guitare d'un slogan désormais légendaire : " This machine kills fascists" De ces changements de pied pour le moins acrobatique, Nora Guthrie dit laconiquement : « Woody aimait être libre de changer radicalement d'avis. En l'espace d'un mois, parfois ».

Le répertoire des Almanac Singers est un temps farouchement marqué par les chansons pacifistes. Woody lui-même est, il est vrai, opposé à l'entrée en guerre des Etats-Unis en Europe. Mais tout ce petit monde retourne vigoureusement sa veste lorsque Hitler brise le pacte germano-soviétique et attaque l'URSS le 22 juin 1941.

Quelques mois plus tard, en mars 1942, Woody fait la connaissance de Marjorie Greenblatt dite Mazia, danseuse dans la Martha Graham Company qui a le bon goût de partager ses idéaux et sa vision du monde. Il l'épouse et le couple donne naissance à quatre enfants : Cathy, Arlo (qui deviendra un chanteur reconnu aux USA), Joady et Nora. C'est Marjorie également qui aide Woody a mettre un point final à la rédaction de son autobiographie aujourd'hui culte Bound for Glory – adaptée au cinéma par Hal Ashby en 1976.

À propos du livre, publié en 1943, le Rock Lexikon dit que Woody y décrit « ses années sur les routes de l’Amérique pauvre avec la même spontanéité littéraire incontrôlée que celle qu’utilisera quatorze ans plus tard Jack Kerouac ». La vérité est que Woody Guthrie a été la principale source d'inspiration de l'auteur de Sur la route et de ses camarades d'errance beatnik. C'est d'ailleurs grâce à ce livre que la légende de Woody Guthrie essaimera dans le paysage de la pop culture américaine et anglo-saxonne, comme l'explique Nora Guthrie : « quand mon père a enregistré son premier album en 1940 et qu'il a écrit son autobiographie Bound for Glory , c'est ainsi que son histoire s'est répandue. Bob Dylan adorait ce livre et les Dust Bowl Ballads. John Lennon, Jimi Hendrix ont lu Bound for Glory, Crosby Stills & Nash aussi. Chacun a été capable grâce à ce livre de se faire son impression ou son idée de qui il était. »

À cette même période, Woody se remet au dessin et à la peinture et écrit énormément, y compris des poèmes et des textes en prose. Des essais aussi, dont la plupart ne seront jamais publiés, ou alors sur le tard, par sa fille et la fondation Woody Guthrie, mais dans lesquelles transparaissent sa vision particulièrement aiguisée de la société : « en écrivant Bound for Glory , mon père est devenu connu comme écrivain. S'il avait vécu plus longtemps en bonne santé, il aurait probablement publié d'autres livres. Il travaillait sur trois romans qu'il n'a jamais fini. Il écrivait de nombreux essais, des journaux intimes, des lettres de 50 pages à ma mère. Il disait qu'il adorait la sensation du stylo glissant sur le papier. J'ai découvert tardivement ce pan de l'oeuvre de mon père. La première chose que j'ai lue de lui était un essai sur les femmes. Il n'était question que de libération et de pouvoir féminin et je me suis dit " Mon Dieu, dire que personne n'a jamais lu ça !" C'est là que j'ai commencé à montrer et à diffuser ses essais. C'est grâce à ses écrits que j'ai eu envie de passer le reste de ma vie avec mon père et son œuvre. »

En écrivant Bound for Glory, Woody est devenu connu comme écrivain. S'il avait vécu plus longtemps en bonne santé, il aurait probablement publié d'autres livres. Il travaillait sur trois romans qu'il n'a jamais fini. Il écrivait de nombreux essais, des journaux intimes, des lettres de 50 pages.

Au sortir de la rédaction de Bound for Glory, et à la suite des Almanac Singers pratiquement séparés, Woody monte un nouveau groupe dans l'année 1943. Parmi ses membres, des musiciens de blues afro-américains également passés par les Almanach : Sonny Terry, Brownie McGhee et Lead Belly. Ils se baptisent les Woody Guthrie’s Headline Singers. Grâce à ses collègues, qui ont vécu la ségrégation dans le sud du pays, Woody se trouve conforté dans la certitude que le fascisme ne sévit pas qu'en Europe, loin des champs de coton, mais qu'il doit être également combattu sur le sol américain. Que simplement le racisme est une forme de fascisme.

En juin 1943, comme un certain nombre de ses camarades des Almanac, Woody s'engage dans la marine marchande avec Cisco Houston et Jimmy Longhi. C'est sa contribution à la guerre, aux côtés de toutes ces chansons cette fois en faveur de la guerre que sont All You Fascists Bound To Lose,Talking Merchant Marine et The Sinking Of The Reuben James.

Après la guerre, il retrouve la paisible Coney Island où il vit désormais avec Marjorie et où le couple reçoit régulièrement toute l'intelligentsia new-yorkaise de gauche. C'est elle qui fait vivre le foyer avec son salaire de danseuse et professeur de danse. Woody lui s'occupe des enfants et écrit toujours plus de chansons comme Deportee, 1913 Massacre et le cycle de chansons Sacco & Vanzetti, sur une affaire qui fait grand bruit aux Etats-Unis : la condamnation à mort de deux anarchistes italiens, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, pour des meurtres qu'ils n'avaient pas commis et qui illustra la paranoïa américaine à l'égard des Rouges dès les années 20. Plus léger, et influencé par la vie de son foyer et son activité de père au foyer, Woody écrit également dans cette période sur Coney Island (Mermaid’s Avenue et Ninety Mile Wind) ainsi que quantité de chansons pour enfants.

Mais la quiétude et le bonheur familial des Guthrie sont ternis en février 1947 par le décès de la fille aînée du couple, Cathy, alors âgée de 4 ans, des suites de brûlures causées par un incendie. Un drame qui rappelle celui vécu lors du décès de la soeur de Woody dans l'Oklahoma et donnerait presque à ces deux événements des allures de malédiction familiale.

Comme un démonte-pneu sur une jante rouillée

En 1950, alors que les Weavers de Pete Seeger obtiennent leur premier tube avec le So Long, It's Been Good To Know You de Woody, le Mccarthysme est à son apogée et le groupe figure sur la liste noire des activités subversives anti-américaines. Tout comme Woody qui entre par ailleurs dans ses sombres années. Depuis quelques temps son comportement a changé, sa santé physique et morale vacille. Son entourage met la chose sur une consommation excessive d'alcool. En réalité, il est frappé d'un mal terrible et familier qui lui est diagnostiqué en septembre 1952 : la chorée de Huntington, soit l'affection incurable du système nerveux qui a emporté sa mère.

Puis c'est son mariage avec Marjorie qui finit par s'effondrer. Là encore, pour Woody, l'histoire semble se répéter : il perd sa maison et sa famille. Et reprend la route en compagnie d'un de ses disciples transis d'admiration, Ramblin' Jack Elliott. Il rejoint une fois de plus la Californie où il rencontre sa troisième femme Anneke Van Kirk Marshall dont il aura une fille, Loretta Lynn. Mais le mariage dure d'autant moins que la santé de Woody décline de façon spectaculaire.

Moins de quatre ans après le diagnostic de sa maladie, le chanteur est hospitalisé au Greystone Park Psychiatric Hospital. Il passera le reste de sa vie à l'hôpital et c'est Marjorie qui s'occupera de lui jusqu'au bout. Dans sa chambre, il est également régulièrement visité par ses amis les plus fidèles, Pete Seeger, Cisco Houston, Ramblin’ Jack Elliott, Sonny Terry et Brownie McGhee. Mais aussi par une ribambelle de jeunes folkeux qui ne jurent que par lui. En tête, un petit gars du Minnesota qui se fait appeler Bob Dylan et qui est en train, avec quelques autres, comme Phil Ochs, de redonner, depuis New York, un souffle nouveau à la scène folk. Tous viennent à son chevet pour lui jouer les chansons qu'il leur a apprise et qui font pour eux office de cantiques. Woody lui-même, malgré la maladie, continue de composer des chansons comme Your Sandal String, Holy Ground et Pass Away, qui résonnent d'une spiritualité forte sans doute induite par la conscience de la fin. Il se passe comme cela une décennie jusqu'au 3 octobre 1967 où Woody s'éteint au Creedmoor State Hospital dans le Queens. Ses cendres sont dispersées sur la plage de Coney Island et sa parole, elle, continue d'essaimer, portée notamment par la scène de Greenwich Village.

Car Woody Guthrie est désormais une légende de la scène folk et ne tardera pas à devenir une authentique légende américaine, sans doute le communiste le plus aimé (le seul ?) d'Amérique. Une influence, parfois paradoxale ou un peu faussée que décrit bien sa fille Nora : « En tant qu'icône culturel, Woody apparaît comme le parrain de la folk music. Ce qui n'est probablement pas tout à fait vrai. Mais il est connu pour avoir écrit des chansons non selon la vieille tradition folk mais en créant une nouvelle tradition de chansons d'actualité. De son vivant, il n'était pas si populaire mais il a été découvert par cette bande de jeunes folkeux comme Bob Dylan, Phil Ochs. Ils ont été très inspirés par l'idée de voyager à travers le pays pour faire de la musique, rencontrer les gens sur leur lieu de travail. Ces jeunes gens étaient fascinés par l'image de sa liberté. Il faut garder à l'esprit que dans les années 50, la pensée et le mode de vie américains étaient très formatés. Tout le monde voulait la même chose : la voiture, la maison. Ça pouvait être très oppressant pour les jeunes. Et à la fin des années 50, début des années 60, certains étaient fascinés par une figure comme mon père qui s'inscrivait contre ça. C'est comme cela qu'il est devenu iconique. Il avait l'image du cow-boy qui chevauche vers l'Ouest et une poignée d'étudiants s'en réclamait, comme Pete Seeger, qui fut le premier. Il était à Harvard quand il a rencontré mon père, il était intellectuellement très construit. Mais mon père lui a appris à être lui-même, à ne pas se soucier du regard des autres. »

D'aucuns, du fait de cette ombre portée sur la génération suivante, considèrent Woody Guthrie comme le premier des protest singers, un pionnier. Là encore Nora Guthrie nuance tout en souscrivant et en complétant : « les protest singer remontent aux temps médiévaux avec les troubadours. Mais il l'a été dans un sens plus moderne. Plus que cela je pense que son œuvre a surtout pour vertu d'expliquer, de raconter des histoires, un peu comme un reporter. De parler, comme il le disait, des choses qui vont et des choses qui ne vont pas. C'est aussi simple que ça. Ce qui le différencie aussi beaucoup c'est qu'il était moins un chanteur populaire qu'un chanteur populiste, un chanteur du et pour le peuple. C'est ce qu'il revendiquait, il était la voix du peuple. »

Moins de quatre ans après le diagnostic de sa maladie, Woody est hospitalisé au Greystone Park Psychiatric Hospital. Il passera le reste de sa vie à l'hôpital et c'est Marjorie qui s'occupera de lui jusqu'au bout. Dans sa chambre, il est également régulièrement visité par ses amis les plus fidèles, Pete Seeger, Cisco Houston, Ramblin’ Jack Elliott, Sonny Terry et Brownie McGhee. Mais aussi par une ribambelle de jeunes folkeux qui ne jurent que par lui.

C'est ce qui frappa également John Steinbeck au coeur, une fois passé le choc de la concision de sa chanson Tom Joad. L'auteur des Raisins de la colère a sans doute écrit les lignes les plus justes jamais consacrées à Woody : « Woody est juste Woody. Des milliers de personnes ne savent pas qu'il a un nom. Il n'est qu'une voix et une guitare. Il chante les chansons du peuple et je soupçonne qu'il soit, en quelque sorte, ce peuple. Voix dure et nasillarde, sa guitare suspendue comme un démonte-pneu sur une jante rouillée, il n'y a rien de doux chez Woody, et il n'y a rien de doux dans les chansons qu'il chante. Mais il y a quelque chose de plus important pour ceux qui écouteront. Il y a la volonté d'un peuple d'endurer et de lutter contre l'oppression. Je pense que nous appelons cela l'esprit américain. »

C'est sans doute ce qui explique que Woody Guthrie ait pu influencer des artistes – américains ou non, d'ailleurs – aussi différents que Phil Ochs, Bruce Springsteen, Wilco, Billy Bragg et Joe Strummer (qui se fit un temps appeler Woody tant il était fan de Guthrie), Anti-Flag, Taj Mahal, Alison Krauss, Guy Clark ou Michael Franti, les natifs Keith Secola et Blackfire ou des musiciens juifs comme Klezmatics, tous traversés d'une certaine manière par cet esprit américain. Cela et le fait, comme l'affirme Nora Guthrie, que tout ceux qui ont écouté son père, ont appris quelque chose de lui. Différent pour chacun : « Les jeunes générations l'ont parfois découvert par accident et y ont découvert une parenté. Billy Bragg m'a raconté un jour qu'il avait découvert mon père grâce au Clash à une époque où il avait l'impression d'être la seule personne au monde à se soucier des Droits de l'Homme. Chacun a eu sa manière de découvrir Woody, à travers le gospel, à travers le punk, à travers Patti Smith. Lou Reed avec lequel j'ai travaillé m'a confié avoir découvert Woody comme un écrivain et non pas avec ses chansons. C'est dans son œuvre que John Lennon a puisé le courage de son combat contre le Vietnam »

Mais si les louanges prononcées par d'autres peuvent être les plus beaux des linceuls, celui apposé sur le souvenir du maître par son disciple le plus dévot, Bob Dylan est sans doute celui qui a l'affection le plus entière de Nora Guthrie : « en écoutant ses chansons vous pouviez apprendre à vivre ». Parce que cette phrase, Nora Guthrie l'a vécue dans sa chair. « J'ai vraiment appris à vivre en écoutant ses chansons. Les histoires qu'il écrivait sur les gens ont été mon éducation. J'avais six ans quand, à travers ses chansons, j'ai entendu parler des migrants ou du racisme sévissant en Amérique. J'ai appris ce qu'était la corruption quand j'étais encore un bébé avec la chanson Pretty Boy Floyd dans laquelle mon père disait : "some rob with a gun and some with a pen" . J'ai appris grâce à lui que nous vivions dans le monde de la corruption blanche et j'ai appris que c'était mal, que le racisme était mal, que la déportation était mal. Nous n'en parlions même pas chez nous, je l'ai appris par sa musique. Comme j'ai appris aussi tout un tas de bonnes choses : à commencer par comment traiter les gens. Pour moi ç'a été un substitut à la Bible. La plupart des gens entrent en religion pour apprendre le bien et le mal. Nous n'avions pas cela dans notre famille mais nous avions la musique et les chansons. En ce moment, la chanson Lift up your voices prend de l'ampleur avec Black Lives Matters. Quand je l'entends, je suis très émue et je ris intérieurement car c'est une des premières chansons que j'ai apprises petite fille. »

Voilà qui pourrait être le plus grand accomplissement de Woody Guthrie : non seulement avoir appris à ses enfants à vivre mais peut-être surtout l'avoir fait à tout un pays, ou presque. À vivre, à s'élever et à se lever. « Cela a à voir avec le fait d'inspirer les gens d'avoir le courage de se battre, dit Nora Guthrie . Il a donné l'exemple. Certains ont réussi grâce à lui, même ceux dont on n'a jamais entendu parler. Je crois que tout ça a à voir encore une fois avec le fait d'apprendre à vivre. Mon père était un enseignant, un professeur de vie. Sa manière d'enseigner était la musique. J'ai pu parler avec des juristes, des professeurs, des camionneurs, qui ont été inspirés par lui de tant de manières différentes. Certains ont voulu voyager à travers le pays, d'autres agir en faveur de l'environnement. Il a appris aux gens à regarder leur pays autrement, à se demander : est-ce que nous voulons des puits de pétrole ? Voulons nos exploser cette belle montagne ? Polluer cette magnifique rivière ? Lors des procès contre les banques corrompues, il y a quelques années les juges ont cité Woody au moment du jugement. Est-ce la plus grande chose qu'il ait accompli, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que ça dépasse la musique. »

Festival Images de sons au Musée des Confluences
Hommage à Woody Guthrie
samedi 12 juin
17h : Alice's restaurant (États-Unis) film d'Arthur Penn, 1969, 1h50, VOSTFR
19h : Échange en visioconférence avec Nora Guthrie, traduction par Jean-Pierre Bruneau.
19h30 : En route pour la gloire (Bound for Glory) (États-Unis), film de Hal Ashby, 1976, 2h27, VOSTFR

Remerciements : Nora Guthrie, Michael Kleff et Anna Canoni et Woody Guthrie Publications, Inc
Crédits photos : Robin Carson, Al Aumuller, Lester Balog | Courtesy of Woody Guthrie Publications, Inc.