Pendant solaire de son précédent Vénus Noire, La Vie d'Adèle est pour Abdellatif Kechiche l'opportunité de faire se rencontrer son sens du naturalisme avec un matériau romanesque qui emmène son cinéma vers de nouveaux horizons poétiques. Ce torrent émotionnel n'a pas volé sa Palme d'or. Christophe Chabert
Ce serait l'histoire d'une fille de maintenant qui s'appellerait Adèle, qui irait au lycée, qui aimerait la littérature, qui vivrait chez des parents modestes, qui perdrait sa virginité avec un garçon de son âge, puis qui rencontrerait une autre fille plus âgée et plus cultivée qui s'appellerait Emma, avec qui elle vivrait une passion au long cours. Ce serait donc un film très français, un territoire que l'on connaît par cœur : celui du récit d'apprentissage et des émois sentimentaux. Mais La Vie d'Adèle, tout en suivant pas à pas ce programme, le déborde sans cesse et nous fait redécouvrir un genre comme si jamais on ne s'y était aventuré auparavant.
Par quelle magie Abdellatif Kechiche y parvient-il ? D'abord grâce à une vertu qui, depuis trois films, est devenue cardinale dans son cinéma : la patience. Patience nécessaire pour voir surgir une vérité à l'écran, faire oublier que l'on regarde de la fiction et se sentir de plain-pied avec des personnages qui n'en sont plus à nos yeux. Cassavetes, Pialat, Stévenin y sont parvenus avant lui, mais Kechiche semble vouloir les dépasser en cherchant des espaces figuratifs que ceux-là n'ont pas osés — par pudeur ou par crainte — fouiller. En particulier l'intimité physique entre deux femmes, que le cinéaste traite avec le même sens de la durée que le reste de son film ; des scènes d'amour qui ne passent jamais pour des scènes de cul, abolissant par leur longueur même toute idée de voyeurisme.
L'Empire des sens
Il y a certes de la fascination à regarder les ébats d'Adèle et d'Emma, mais elle est exactement du même ordre que celle éprouvée lorsqu'on les voit à table avec leurs parents respectifs ou dans une soirée avec des étudiants des Beaux-Arts. Fidèle à sa méthode esquissée avec L'Esquive, puis gravée dans le fer de La Graine et le mulet, Kechiche construit son récit en blocs de temps réel séparés par des ellipses béantes, pouvant enjamber plusieurs années de vie avant de se concentrer sur un seul moment dans lequel tout semble se réfracter : les certitudes et les doutes, l'élan et la retenue, le singulier et l'universel, l'amour et la violence. Ce moment-là, le cinéaste le fait déborder de vie et d'émotions, poussant les scènes jusqu'à leur ultime goutte de sève.
Cette quête d'un naturalisme héritier de Balzac, où l'on peint un destin tout en y faisant entrer l'ensemble des questions qui traversent la société de son temps, Kechiche semble l'achever avec La Vie d'Adèle. Il la transcende même en abordant quelque chose de nouveau pour lui : une soif de romanesque et une manière de projeter sur le monde les affects de ses héroïnes. Le Bleu est une couleur chaude, titre de la bande dessinée de Julie Maroh dont le film s'inspire, traduit assez bien la manière dont il procède : Emma a, lors du premier coup d'œil échangé sur un passage piéton avec Adèle, les cheveux bleus. C'est peut-être cela qui attire le regard de l'adolescente, mais c'est surtout cela qui va cristalliser son souvenir de la rencontre. Tout au long du film, le bleu viendra colorer des portions de l'écran comme si Adèle repeignait la réalité aux couleurs de son amante. Cette chaleur-là — aux antipodes du Bleu blues de Blue Jasmine — irradie tout, et cette combustion permanente fait de La Vie d'Adèle le film le plus solaire et lyrique de son auteur.
Combler la distance
Il y a toutefois une autre voie dans laquelle Kechiche s'engouffre, et qui confère au récit cette tension et cette excitation qui excèdent la pure chronique adolescente. Chaque séquence vient faire planer une ombre sur l'histoire d'amour, une étincelle qui menace de la faire exploser. Distance culturelle, sociale, identitaire, différence d'âge et de maturité, d'entourage et d'aspirations personnelles, routine du couple et manque d'attention à l'autre ; comme Gus Van Sant dans Elephant, Kechiche ne désigne pas clairement ce qui érode le lien entre Adèle et Emma, mais se contente de dresser un faisceau de raisons, insatisfaisantes isolément, à peine plus valables dans leur addition. Quelque chose doit craquer ; mais pourquoi, le film s'entête à ne pas l'éclaircir, jouant même in fine sur une bouleversante inversion des rôles.
Cet équilibre, La Vie d'Adèle le doit évidemment beaucoup à ses deux comédiennes, même si là aussi, coup de génie de Kechiche, elles n'habitent pas l'écran de la même manière. Adèle Exarchopoulos se confond totalement avec son personnage — jusqu'à lui donner son prénom ; le propre d'une comédienne instinctive, vibrante de naturel, qui se lance à corps perdu dans une expérience inédite. En face, Léa Seydoux se montre plus rouée, plus technique, consciente de ses effets, de ses gestes et de ses regards — la première scène de drague dans le bar pose avec netteté ce contraste-là. Mais plus le film avance, plus l'écart se résorbe, à tel point qu'on a aussi l'impression que la jeune Exarchopoulos grandit en tant qu'actrice tandis que Seydoux doit peu à peu lâcher prise. Cela dit toute la réussite du film, dont les trois heures pourraient se résumer ainsi : ce serait l'histoire d'une jeune fille influençable qui deviendrait une adulte libre et émancipée.
La Vie d'Adèle chapitres 1 & 2
De Abdellatif Kechiche (Fr, 2h59) avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux...