Mud

Mud
De Jeff Nichols (ÉU, 2h10) avec Matthew McConaughey, Tye Sheridan...

Dès son troisième long-métrage, Jeff Nichols s’inscrit comme un des grands cinéastes américains actuels : à la fois film d’aventures, récit d’apprentissage et conte aux accents mythologiques, "Mud" enchante de sa première à sa dernière image. Christophe Chabert

Il aura donc fallu près d’un an depuis sa présentation cannoise pour que Mud atteigne les écrans français. C’est long, certes, mais les spectateurs qui vont le découvrir — parions que, toutes générations et goûts cinématographiques confondus, ils en sortiront éblouis — verront ce que le critique pris dans la tempête festivalière ne faisait que deviner à l’époque : Jeff Nichols a signé ici une œuvre hors du temps, un film classique dans le meilleur sens du terme, qui s’inscrit dans une tradition essentielle au cinéma américain, reliant Moonfleet, La Nuit du chasseur, E.T., Un monde parfait et le True Grit des frères Coen. Des films qui parlent de l’Amérique à hauteur d’enfants, avec ce que cela implique d’émerveillement et de désillusions. Des films qui font grandir ceux qui les regardent en même temps qu’ils regardent grandir leur héros ; c’est dire l’ambition de Jeff Nichols.

Shotgun stories et Take shelter en avaient fait un prodige du cinéma indépendant ; Mud le propulse bien plus haut, dans la catégorie des cinéastes capables de redonner du sens à l’entertainment hollywoodien en en retrouvant les fondamentaux : intelligence de l’écriture, simplicité du récit, fluidité de la mise en scène, beauté des personnages, universalité des enjeux.

Mentor menteur

Nous sommes au bord du Mississippi, quelque part en Arkansas, sur une péniche précaire où le jeune Ellis vit avec ses parents sur le point de se séparer. Ellis a besoin de rêver et de s’évader ; dès les premières scènes, c’est ce que lui propose Jeff Nichols. Avec son pote Neckbone, ils prennent une barque à moteur et filent ensemble vers une île où le trésor est un improbable bateau échoué dans un arbre. C’est "leur" découverte, ce sera donc "leur" bateau, version moderne de la cabane suspendue d’Huckleberry Finn et Tom Sawyer. Mais il y a un Joe l’Indien qui rode dans les parages, qui lui aussi y a élu domicile. Il se fait appeler Mud, a un serpent tatoué sur la main, porte un revolver et possède la gueule cassée et l’accent sudiste de Matthew McConaughey — ultime étape de son fulgurant comeback.

Comme un lointain descendant des pirates d’antan, Mud est un hors-la-loi au grand cœur, planqué sur l’île suite à un meurtre qu’il a commis par amour pour une femme forcément fatale — la belle Reese Witherspoon, qui accepte de prêter sa silhouette à un personnage évanescent, simple reflet du désir d’une gente masculine gonflée à la virilité. Mud fournit à Ellis un substitut parfait à ses angoisses adolescentes : sûr de lui, prêt à affronter un monde hostile avec courage, droit dans ses bottes et mû par un idéal romantique à toute épreuve.

Évidemment, cette figure de mentor est trop parfaite pour ne pas se lézarder en cours de récit ; toutefois, Ellis va s’y accrocher jusqu’à ce que la vérité lui saute aux yeux — et même après, car le film dit que tuer le père, c’est surtout avouer l’amour qu’on lui porte.

In the Mud for love

L’amour est donc au cœur de Mud, comme une chimère que l’on poursuit au bout du monde alors qu’il suffirait de la chercher dans la pièce d’à côté. Le film convoque tous les possibles amoureux, que ce soit les parents d’Ellis, cette fille plus âgée dont il s’éprend ou l’oncle de Neckbone — Michael Shannon, hilarant en tombeur de femmes se promenant chez lui en tenue de plongée. Même une figure aussi secondaire que ce vieux magnat payant des chasseurs de prime pour descendre Mud finira par s’effondrer en larmes, ravagé par la perte de ses enfants. Chaque personnage est ainsi à la fois un père monstrueux et un fils méfiant, un amant dévoué et un compagnon égoïste.

La grande intelligence de Nichols tient justement à ce renversement constant des affects, épousant le cheminement intime d’un héros qui s’accroche naïvement à son idéal avant de le voir s’effriter, l’obligeant ainsi à le remettre en question. La mise en scène, cependant, ne met jamais en avant cette complexité-là : tout coule de source, que ce soit le dialogue, épuré comme des phrases de la Bible, ou les séquences qui s’enchaînent comme on tourne les pages d’un roman.

À hauteur de mythe

Ce n’est pourtant pas le plus beau dans Mud. Ce qui sidère ici, c’est l’incroyable foi de Jeff Nichols en ses personnages, qu’il rend immédiatement vrais et inoubliables. Les deux gamins, par exemple, sont dessinés avec une complémentarité parfaite, l’un sensible et intrépide, l’autre débrouillard et lucide. Et que dire de ce vieil homme taciturne de l’autre côté du fleuve, dont on dit qu’il fût un tireur d’élite ? Nichols voulait dès le départ que cette figure iconique, qui serpente comme une ombre à l’écart du récit, soit incarnée par Sam Shepard. Cela en dit long sur sa volonté de s’inscrire dans une légende américaine dont il écrirait un nouveau chapitre : Shepard charrie son poids de mythologies et, comme le film, saura s’en montrer digne le moment venu.

De Shotgun stories à Mud, Nichols a donc fait un sacré chemin : dans ses deux premiers films, il faisait rentrer le mythe dans le quotidien, transformant la tragédie ou la prophétie apocalyptique en névroses familiales. Ici, c’est le quotidien qui prend soudain des atours cosmiques, le local qui gagne une profondeur universelle. Prenons donc un deuxième pari : l’avenir du cinéma américain lui appartient.

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