Les pratiques amères d'Heineken en Afrique

Lyon Bière Festival / Présent dans 170 pays, le groupe Heineken a fait de son implantation en Afrique un objectif prioritaire, avec un but annoncé : participer au développement du « continent de demain » en oubliant ses intérêts. Le journaliste d’investigation néerlandais Olivier Van Beemen a publié "Heineken en Afrique, une multinationale décomplexée", un livre qui entend rétablir la vérité sur la réalité du célèbre brasseur sur le continent africain : corruption des élites, évasion fiscale, collaboration avec des dictateurs et criminels de guerre, exploitation sexuelle… Une enquête choc qui pointe du doigt l’impunité garantie par les élites locales et permise par les États. Il tiendra une conférence sur le sujet lors du Lyon Bière Festival.

Qu’est-ce-qui vous a poussé à enquêter sur ce sujet ?
Olivier Van Beemen : Lors d’un reportage en Tunisie sur la chute du régime de Ben Ali, j’ai découvert un peu par hasard un lien entre Heineken et le régime du dictateur. Heineken avait nié. Mentir ouvertement à un journaliste est suffisamment motivant pour démarrer une enquête. J’ai décidé d’aller voir ce qu’il se passait dans d’autres pays d’Afrique où l’entreprise est implantée.

à lire aussi : Droit de Réponse de Heineken

Et vous n’avez pas été déçu… Pendant six ans, vous avez parcouru treize pays d’Afrique où Heineken est actif. Une multinationale que vous décrivez comme « décomplexée ». Qu’entendez-vous par là ?
En Afrique, il y a moins de contrôles qu’en Europe. Une multinationale comme Heineken peut vraiment faire ce qu’elle veut, il n’y a pas de presse vraiment critique, de contrôle sur l’application réelle de la législation… L’entreprise peut ainsi montrer son vrai visage. Sur le plan marketing déjà, c’est flagrant. Ils se croient tout permis. À Kinshasa, il y a des quartiers entiers peints dans les couleurs de la bière locale de Heineken, il y a des logos sur les pharmacies, les commissariats de police, les bus d’école…

Au Nigéria, vous expliquez que la marque a formé plus de 2000 prostituées pour encourager les clients à consommer Heineken plutôt qu’une autre bière…
Oui, et le directeur général de la filiale de la multinationale me l’a confirmé. Les ventes ont été boostées. L’idée était que les prostituées expliquent aux clients qu’en buvant cette bière (la Legend) plutôt que la Guinness (principale concurrente), leurs performances sexuelles seraient décuplées. C’était une campagne très précise. Ce qui est plus généralisé quasiment dans toute l’Afrique, ce sont les filles promotrices, des jeunes femmes qui doivent promouvoir la bière dans les bars. Évidemment, le harcèlement sexuel fait quasiment partie de l’emploi. Des jeunes femmes m’ont raconté qu’il faut accepter de se faire toucher intimement pour faire cette activité, et qu’elles doivent avoir des relations sexuelles avec leurs supérieurs pour obtenir l’emploi ou plus d’heures et donc plus d’argent. Elles ne sont pas directement engagées par Heineken, il y a une agence intermédiaire. En mars 2018, après la parution de mon livre aux Pays-Bas, Heineken a fait la promesse de créer de bonnes conditions de travail pour les filles promotrices dans les trois mois. Je suis allé vérifier au Kenya si c’était le cas. J’ai rencontré six filles promotrices qui m’ont garanti que rien n’avait changé. Il y a une vraie impunité.

Au Rwanda, vous affirmez que la multinationale a joué un rôle dans le génocide des Tutsis en 1994…
Heineken avait le monopole de la bière dès le début des années 90. Tout le monde dépensait son argent dans la bière, les milices hutus étaient ivres et la bière leur servait souvent de récompense après une journée de massacre. Heineken n’a pas arrêté la production. À l’époque, un porte-parole de Heineken a répondu dans un journal néerlandais que c’était une question d’offre et de demande. Un responsable de l’époque m’a affirmé qu’ils n’étaient pas la Croix-Rouge. Aujourd’hui, Heineken prétend que la brasserie rwandaise était autonome, qu’ils n’étaient alors en rien responsables. Jean-Louis Homé, le directeur Afrique de la multinationale à cette époque, a indiqué dans son livre Le Businessman et le Conflit des Grands Lacs qu’il y avait bien un contact quotidien entre les techniciens rwandais et la direction de la société, alors basée à Goma, en République Démocratique du Congo.

Au Burundi, vous écrivez que la multinationale a collaboré avec le régime de Pierre Nkurunziza, accusé de crimes contre l’humanité par l’ONU…
Oui. La constitution interdisant trois mandats présidentiels, le président a remis son sort entre les mains de la Cour constitutionnelle pour demander le droit de se présenter une troisième fois. Il a nommé le président de la Cour au sein du conseil d’administration de Heineken. Lorsque la Cour a accepté le troisième mandat, ce juge a été promu président du conseil d’administration. Aujourd’hui, Heineken au Burundi est présidé par l’un des juges les plus importants du pays.

On a le sentiment que tout est organisé, voulu, attendu, qu’il ne peut pas s’agir simplement d’incidents, de coïncidences…
Effectivement. Heineken essaie de présenter les dérives comme des incidents. Mais on le voit aussi bien dans le temps que dans l’espace géographique : il faut parler de système organisé plutôt que d’incidents isolés.

Avez-vous subi des pressions ?
J’ai eu des pressions par les services de renseignements congolais, mais comme beaucoup de journalistes. Il est difficile d’affirmer qu’il y avait un lien direct avec Heineken. En revanche, Heineken a souvent essayé de me dissuader de publier des articles. À l’époque, il y avait une grande affaire de fraude au Nigéria, et quand j’ai voulu publier l’article, Heineken a nié sa responsabilité en me précisant que cela ferait du mal aux personnes concernées si l’article paraissait. J’ai publié l’article. Il ne s’est rien passé ensuite.

Ces dérives ne concernent que Heineken ?
Je ne pense pas. Heineken est une étude de cas. Je souhaite montrer comment une multinationale décomplexée peut agir en Afrique. Je continue à enquêter. Heineken a fait des promesses. J’y crois peu. Je n’ai pas encore vu de résultats.

Olivier Van Beemen, Heineken en Afrique, une multinationale décomplexée (Éditions Rue de l’Échiquier)
À La Sucrière dans le cadre du Lyon Bière Festival le dimanche 28 avril​

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