Regarde les hommes tomber

Chapitres de la chute

Célestins, théâtre de Lyon

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Puisque tout le monde connait la fin - la crise des subprimes de 2008 -, l’auteur Stefano Massini et le metteur en scène Arnaud Meunier racontent avec brio le début et le développement de l’empire des Lehman Brothers. Croisant la petite et la grande histoire, ils signent avec "Chapitres de la chute" une fascinante saga théâtrale. Nadja Pobel

«Fils d’un marchand de bestiaux, juif, circoncit, une seule valise, debout immobile sur le quai number four du port de New York. Grâce à Dieu d’être arrivé, grâce à Dieu d’être parti, grâce d’être là enfin en Amérique». Nous sommes en 1844 et Henry Lehman vient de poser un pied sur le sol étasunien après un mois et demi de traversée de l’Atlantique. Un gros navire à voile projeté en fond de scène s’efface. Le spectacle vient de démarrer sur le mode du conte, il le tiendra quatre heures durant. Il faut dire que Chapitres de la chute est un épatant récit (écrit à la troisième personne, quitte à parfois manquer de spontanéité), qui embrasse à la fois le destin familial des Lehman et la transformation de l’économie en finance, mais aussi l'histoire politique, avec ce qu'elle charrie de guerres et de paix.
 

Lorsqu’Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Etienne découvre ce texte, seul son premier tiers est achevé. Stefano Massini, quadragénaire et déjà bardé de prix d’auteurs dans son pays, l’Italie, vient juste de coucher sur papier l’arrivée des frères Lehmann en Alabama. Arnaud Meunier va alors lui commander deux autres chapitres, culminant à cet événement dont nous subissons les conséquences à une échelle planétaire : la faillite de la banque d'investissement fondée par les frangins Lehman et la crise financière. Volontairement construit comme une bonne série télévisée, chaque épisode a ses rebondissements avec climax et cliffhanger. Forcément passionnant.

Par-dessus la crise


Ce n’est pas la première fois que la crise et les mutations de l’économie inspirent les auteurs contemporains. Chapitres de la chute est même un formidable écho du Par-dessus bord de Michel Vinaver. Le dramaturge (et patron de Gillette France et Italie !), dont Arnaud Meunier a d’ailleurs déjà monté La Demande d’emploi et King, y décrivait la conversion d’une entreprise familiale de papier toilette en multinationale dans les années 1960. Ce à quoi s’attelle Massini est encore plus vaste mais fonctionne sur le même mode : raconter la grande histoire par le prisme de la petite. Avec une rigueur documentaire admirable (mais sans jamais verser dans le didactisme) et un inattendu sens de l'humour, il expose ainsi les rouages de cette formidable machine Lehman, alimentée par des fils qui n’ont cessé de vouloir dépasser leurs pères : de vendeurs de tissus, ils sont devenus revendeurs avant d'inventer le métier intermédiaire de gestionnaire, commerçant pour la première fois un bien qui ne leur appartenait pas, en l’occurrence le coton brut obtenu grâce à l’esclavage (jusqu'à ce que Lincoln y mette fin). L’histoire des Lehman est en fait celle d’un perpétuel rebondissement.


Quinze ans après leur arrivée, l’un d’eux, Mayer part transformer à New York ses biens en billets de banque, pendant qu’un autre frère convainc le gouverneur de l’Alabama de financer la replantation de coton après la guerre de Sécession. Ainsi naît la Bank of Alabama, qui fera long feu. Avec la fin du conflit, l’axe nord-sud est devenu caduc, les Etats-Unis vivant désormais en pensant est/ouest. Les frères l’ont bien compris et ne vont pas rater le virage des chemins de fer et du pétrole au tournant du siècle, ni celui de la Bourse, au point de sortir vainqueurs de la crise de 1929. Puis viendra le temps d’une race nouvelle : les traders de la financiarisation. En tout, ce ne sont pas moins de trois générations de Lehman qui contribueront d'un même mouvement à l'essor et au déclin de l'entreprise familiale.

King Kong


Pour rendre cela digeste, Arnaud Meunier a fait preuve d’une salutaire modestie, sans se départir d’une solide clairvoyance. Sa distribution - six comédiens, qui compensent leur faiblesse numérique par quelques postiches et contre-emplois bien vus - est impeccable. Le décor, lui, est à l'image de ses protagonistes, tout sauf des marioles enchaînant les parties avec coke et confettis : austère, tout en déclinaisons de gris. Car ici, rien n'est acquis, les frères ont bossé (et fait cravacher les autres) pour construire cet empire. Pour autant, jamais ne sont-ils vénérés ou acclamés, encore moins jugés ou condamnés. Ils sont regardés tels qu'en eux-mêmes : en constante réflexion pour faire fructifier leur petite entreprise.


Les grandes baies vitrées donnant sur Wall Street dans le deuxième "acte" laissent place à des scènes plus surréalistes dans la dernière partie, les comédiens revêtant notamment des masques de singes qui non seulement figurent leur passion pour le cinéma (Bobby Lehman a coproduit King Kong), mais accentuent également, en renvoyant à l'imagerie des films de braquage, la déshumanisation dans laquelle s’abîment ces hommes. L’ensemble est constamment graphique, quadrillé de droites comme autant de lignes de fuite ou au, contraire, de flèches empoisonnantes et emprisonnantes. 


A la fin, l’effondrement de ce qui constitue la quatrième banque d’investissement du pays en 2008 est tout juste évoqué - pour Massini, les cinéastes et les documentaristes se sont déjà largement emparés du sujet. Un fracas qui ne fait pas résonner la voix des Américains devenus homeless, mais la solennelle Sarabande de Haendel, déjà empruntée par un certain Kubrick dans un film qui narrait lui aussi les grandeurs et décadences d’un nouveau riche : Barry Lyndon.


Chapitres de la chute

Aux Célestins, jusqu’au samedi 15 février

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