Kubrick, un oeil sur le monde
CINÉMA / Le Méliès propose un cycle consacré à l'œuvre de Stanley Kubrick. Une initiative qui permet de mesurer à quel point les films du cinéaste ont su incarner un extrême du cinéma : celui d'un artiste qui utilisait son outil pour magnifier et penser le monde. Christophe Chabert

Partons de ce dernier film, si énigmatique, si troublant. Fin avril dernier sortait sur les écrans Bon à tirer, dernier-né des frères Farrelly, qui raconte absolument la même chose sur le ton de la comédie potache. La référence est sans doute inconsciente, mais elle montre une chose : dans son désir de se renouveler à chaque nouvel opus, Kubrick faisait tranquillement le tour des possibles cinématographiques, sans pour autant fermer aucune porte. Quand Full metal jacket sort en 1987, après le Platoon d'Oliver Stone, on pense que le cinéaste va livrer le film définitif sur la guerre du Vietnam. Mais sa vision est si personnelle, si abstraite, si peu encline à filmer les lieux communs du genre, que Full metal jacket apparaît plutôt comme une nouvelle voie pour le cinéma de guerre en général. On y voit le double mouvement sensible dans tout son travail : une pensée philosophique qui se traduirait par l'invention d'images iconiques, un mélange inhabituel entre la réflexion et l'action, entre le spectacle et les idées. Si Shining est un prototype du film d'horreur contemporain auquel beaucoup de cinéastes aiment à se mesurer, sa singularité réside dans le fait que Kubrick y invente tout de A à Z (y compris techniquement, comme ce fut le cas dans la plupart de ses films à partir de 2001) tout en respectant soigneusement les codes du genre. Shining est un film d'horreur et un film de Kubrick, une œuvre d'auteur bâtie sur un territoire cinématographique d'ordinaire considéré comme vulgaire ou commercial. Il en est de même pour Barry Lyndon : impossible de ne pas voir à chaque plan l'œil de Kubrick réduire à néant l'académisme du film en costumes, tout en poussant l'art de la reconstitution historique à des degrés de véracité rarement atteints. Un aristocrate
Si 2001, odyssée de l'espace est le monument indépassable de Kubrick, son film suivant, Orange mécanique, est celui qui forme son point le plus obsédant. Et si l'œil de Kubrick semble moins perspicace pour envisager le futur qu'il ne l'était dans 2001, c'est qu'il n'y parle pas de l'avenir, mais bien du présent. Revoir Orange mécanique, ce portrait d'un aristocrate castré par une société démocratique où conservateurs et progressistes font une alliance de circonstance pour mettre hors d'état de nuire cet individu libre et souverain, donc gênant pour leur ordre social, c'est se confronter à notre propre monde contemporain, à son hypocrisie, à son puritanisme et à ses normes morales et intellectuelles. Avant Tom Cruise dans Eyes wide shut, aucun personnage n'aura autant ressemblé au cinéaste qu'Alex. Son triomphe final, à rebours des fins pessimistes de ses autres films, préfigure l'honneur avec lequel Kubrick est traité aujourd'hui : un cinéaste naturellement au-dessus du lot.