D'un monde à l'autre : le Cantique des Quantiques

Avérée ou pas, sans cesse rebattue, débattue et même moquée, la fascinante théorie des mondes parallèles et autres paradoxes spatio-temporels a envahi notre réalité à travers la fiction. Après Sliders, Fringe, Lost, Heroes, Retour vers le Futur, L'Agence ou Another Earth, la série Awake et l'écrivain belgo-borgesien Bernard Quiriny en rajoutent une couche. Outre-monde, substitut de Paradis, où comment se réconcilier avec la réalité en la multipliant.
« La vie est faite d'illusions.
Parmi ces illusions, certaines réussissent.
Ce sont elles qui constituent la réalité ».
Jacques Audiberti, L'Effet Glapion.
Dans son explication fromagère du « sous-réalisme », dispensée à la fin de son roman Un Homme Louche, notre ami François Beaune prend l'exemple du Morbier pour matérialiser une limbe, représentée par la moisissure centrale dudit fromage, où la réalité se dissout dans quelque chose d'impalpable. Une réalité qui n'en est plus une puisqu'elle se perd, où la matière en se confondant sans limite réelle ouvre une brèche, qu'en « louchant », selon le précepte défendu dans Un Homme Louche, l'auteur voudrait faire dévier. Que faire alors quand notre vie en est prisonnière (de la limbe, pas de la moisissure du Morbier, même si dans ce cas précis cela revient au même) ?
Mettons nous en situation. Imaginez : vous êtes en couple et avez un fils. Tout est à peu près sous contrôle. Jusqu'au jour où un terrible accident de voiture, dont vous êtes tous trois victimes, vient changer la donne. Vous même y survivez. Un seul des deux autres membres de votre petite famille aussi, l'autre mourant de ses blessures. Imaginez maintenant que le destin, pour on ne sait quelle raison, vous demande de choisir lequel des deux va survivre avec vous : votre conjoint ou votre fils ? Impossible choix, évidemment. D'autant plus impossible que dans ce genre de situation, le destin, ou quel que soit le nom qu'on lui donne, choisit pour vous.
Chat de Schrödinger
C'est précisément la situation dans laquelle se retrouve le détective Michael Britten, héros de la toute nouvelle série américaine, Awake. A ceci près que lui, à moins que ce ne soit son inconscient, refuse de choisir, ou du moins de se plier au choix que le destin a choisi pour lui. Britten dont on pourrait dire qu'il se retrouve avec le Morbier et l'argent du Morbier, se trouve condamné à errer dans les limbes d'une double vie, un entre-deux dans lequel quand il se réveille le matin, il se trouve soit dans un monde où sa femme est vivante et son fils mort, soit dans une réalité qui lui soutient l'inverse. Autrement dit, l'expérience du chat de Schrödinger à échelle humaine, à ceci près que le chat est à la fois sa femme et son fils, tous deux alternativement et, en quelque sorte, simultanément, morts ET vivants. Et que l'instrument de mesure quantique est un subtil jeu, en tout cas croit-on, entre la conscience et l'inconscient de Britten.
Le voilà donc coincé (à perpétuité ?) dans l'un de ces moments troublants où l'on ne sait trop si notre rêve est réel ou si la réalité est un rêve. A première vue, la situation est insoutenable. Contraint par sa hiérarchie de voir un psy pour conjurer le traumatisme de l'accident - en fait deux, un dans chaque « réalité » -, il tente de démêler la réalité du rêve, sans vraiment manifester une véritable envie de savoir. Cette double vie, ou plutôt ces deux demies vies, étant pour lui la plus mauvaise des solutions à l'exception de toutes les autres.
Le Jardin aux sentiers qui bifurquent
On ne sait trop où va nous mener cette série, ni même si elle va survivre très longtemps à ce concept peut-être trop fort pour être tenable sur la durée. Mais Awake est la dernière incarnation d'un phénomène qui semble ces derniers temps littéralement bouffer la moelle de la série contemporaine : la réalité parallèle. Y compris dans le cas de séries (Fringe, Heroes, et même Lost dans une certaine mesure) où cet aspect a fini par devenir un élément rapporté de l'intrigue. Un constat dans lequel on pourrait peut-être déceler, au choix, une angoisse existentielle qui nous conduirait à zapper vers d'autres réalités ou la trace d'une impasse narrative dont les scénaristes ont choisi de s'échapper en ouvrant une porte susceptible de les conduire ailleurs.
Une porte qui ouvrirait sur une autre porte et ainsi de suite, laissant ouvert le champ des possibilités. Un peu comme dans le film L'Agence de George Nolfi (d'après Philip K. Dick), où les portes ne sont pas seulement le moyen de sortir d'une pièce mais de tout un pan de la réalité. On ouvre la porte des toilettes, et hop, on se retrouve à l'autre bout de la ville, selon les caprices d'une réalité mouvante.
C'était également le parti-pris de la série kitsch, cheap (les années 90 n'avaient pas encore mis tous leurs œufs dans le panier de la série) mais culte Sliders, l'une des pionnières du genre, basée sur une simplification de la théorie de Hugh Everett, ou théorie des mondes multiples, selon laquelle il existerait dans différents plans de l'univers une infinité de mondes différents (Sliders supposant qu'à l'aide de l'ouverture d'un vortex on pourrait glisser de l'un à l'autre comme sur un toboggan), souvent pires que le nôtre, et dont il s'agirait à chaque fois de s'échapper.
Dans Tous les Chemins mènent à Rome, extrait d'Une Collection très particulière, son récent recueil de nouvelles, le plus borgesien des écrivains belges, Bernard Quiriny développe fictionnellement cette hypothèse, également soutenue par le physicien britannique David Deutsch, selon laquelle chacune de nos décisions ouvre une bifurcation, un monde de possibles où notre réalité ne serait qu'une parmi des « millions engendrées par nos choix passés qui prospèrent en parallèle. » Un concept avec lequel jouait déjà Borges dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent et son héros Ts'ui Pèn, soucieux d'écrire un livre infini contenant toutes les possibilités narratives : « Le jardin aux sentiers qui bifurquent, écrit Borges, est une image incomplète, mais non fausse de l'univers tel que le concevait Ts'ui Pèn, A la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre ne se croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent ou s'ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. Nous n'existons pas dans la majorité de ces temps ; dans quelques-uns vous existez et moi pas ; dans d'autres, moi et pas vous ; dans d'autres tous les deux. »
Terre 2
En évoquant « ce vertige, quand on pense aux millions, aux milliards d'autres soi-mêmes qui évoluent dans des univers parallèles », Quiriny reprend presque mot pour mot le savant B.S. DeWitt, cité dans Métaphysique Quantique de Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, lors de sa découverte des théories d'Everett : « je me souviens encore du choc qu'a représenté ma rencontre avec le concept du multivers [la théorie des univers multiples, NDLR]. L'idée de 10 puissance 100 copies légèrement imparfaites de moi-même se divisant en de nouvelles copies de plus en plus méconnaissables n'est pas facile à réconcilier avec le bon sens. C'est la vengeance de la schizophrénie. »
Point n'est besoin d'atteindre ce chiffre pourtant pour créer le trouble ou ouvrir un abîme. La preuve avec le film de Mike Cahill, Another Earth, où l'on fait un beau jour la découverte d'une jumelle de la terre, baptisée Terre 2, se rapprochant de la nôtre jusqu'à permettre d'établir un contact d'abord visuel, puis physique. C'est en regardant poindre dans le ciel cette Terre bis que la jeune Rhoda, étudiante en astrophysique, provoque l'accident de voiture qui va infléchir son destin, en même temps que celui de l'homme dont elle tue la femme et l'enfant. Exactement comme dans Awake. On remarquera d'ailleurs que l'évocation de la thématique du monde parallèle s'accompagne souvent du surgissement d'un accident, comme symbole d'une coupure ou du moins d'une courbure de l'espace temps. Que l'on songe à Lost et son accident d'avion ou même à la saga Retour vers le Futur où le destin de Marty McFly est suspendu à un accident de voiture qui, s'il a lieu, mettra un terme à ses ambitions de guitariste et ruinera sa vie.
Pour Rhoda, cette Terre 2, est à la fois la cause de sa malédiction (emprisonnée dans un premier temps, elle ne peut poursuivre ses études et est rongée par la culpabilité). Mais elle sera aussi le moyen de sa rédemption. Car si les deux terres sont jumelles et si chaque terrien y a son double, on apprend qu'à partir du moment de leur mise en contact visuel (le soir même de l'accident), leurs réalités se sont mises à diverger, selon une théorie dite du « miroir brisé », imaginée par la scénariste-actrice Brit Marling, férue de physique quantique et de mondes parallèles. Une théorie qui postule que « dès que deux terres parallèles sont conscientes l'une de l'autre, leur synchronisme est brisé. Et le destin de leurs habitants devient différent. Ce qui offre la possibilité d'effacer les erreurs passées...». Il y a donc pour Rhoda et sa victime un espoir que sur Terre 2, l'accident n'ait pas eu lieu, qu'il puisse retrouver sa famille et elle la paix intérieure.
Tous les chemins mènent à Rome
Quiriny, lui, propose dans Tous les chemins mènent à Rome, une hypothèse où dans leur infini multiplicité, ces mondes, à force de se multiplier en viendraient à se chevaucher, à fusionner pour générer d'« invraisemblables paradoxes ». Comme si l'infinité de nos choix passées finissaient par se rejoindre pour fusionner dans une même réalité, un peu à la manière des rails des gares de triages qui se dédoublent, se multiplient avant de se rejoindre en une voie unique.
L'écrivain belge cite d'ailleurs en exergue Pierre Daninos, journaliste qui échappa à la mort dans un accident de voiture - et dont le frère inventa la Facel Vega, véhicule dans lequel Albert Camus eut l'accident qui lui coûta la vie - là encore il est question d'accidents : « Au bout de quelques millions d'années, les choses en sont à peu près au même point sur la Terre et l'Anti-terre, tant il est vrai qu'on arrive par le contraire à des résultats identiques ». De la même manière que les expériences de fentes de Young montrent, toujours selon Ortoli et Pharabod, que « pour aller de leur source à leur destination finale, les grains de lumière, les particules élémentaires de matière, et même mes conglomérats de particules que sont les atomes, voyagent dans une superposition d'états, avant de se rassembler lors de leur arrivée. »
Quiriny imagine ainsi des doubles issus de réalités différentes (par exemple un historien issu d'un monde où l'URSS existerait encore et son double, d'un autre où sa chute aurait bien eu lieu en 1991) qui finissent par fusionner physiquement, affligés dès lors de savoirs contradictoires et de comportements schizophréniques, tels que DeWitt les redoute.
C'est précisément ce qui arrive au détective Britten d'Awake, il est un homme dont l'esprit et un corps a priori unique vagabondent dans deux réalités différentes mais dont il s'aperçoit à travers des indices de ses enquêtes policières qu'elles communiquent entre elles. C'est aussi quasiment le cas pour Rhoda dans Another Earth, lorsque le tout dernier plan du film dévoile la visite de sa jumelle venue de Terre 2, et dont l'on comprend en un seul coup d'oeil qu'elle a échappée à la tragique destinée de Rhoda 1 et accomplie la vie qui lui était promise.
Mais ce qui résume sans doute le mieux l'histoire des univers parallèles, en « réalité » plus métaphysique que physique, c'est cette boutade de physiciens, née de la théorie d'Everett, que pourrait très bien se raconter les héros de Lost, et même le détective Britten et Rhoda : « « Deux physiciens prennent un avion. En route, les deux moteurs s'arrêtent et l'avion pique vers le sol. "Crois-tu que nous allons nous en sortir ?", demande le premier. "Sans aucun problème", répond l'autre "il y a une quantité d'univers où nous ne sommes même pas montés dans cet avion". Ou comment se remettre à croire au Paradis quand justement on ne croit plus.