Critique / Film-monstre, abscons, dément, INLAND EMPIRE représente une forme de suicide commercial de la part de David Lynch, mais aussi une expérience cinématographique qui encourage autant qu'il décourage le commentaire.Christophe Chabert
Arrivé à une forme ultime de reconnaissance critique et même publique - du moins en Europe, quoique le DVD de Mulholland drive ait fait son beurre aux États-Unis... David Lynch a choisi non pas de capitaliser sur son nouveau statut, mais de casser définitivement son jouet. C'est le sentiment premier après les trois heures hallucinées d'INLAND EMPIRE. À côté, Lost Highway, Mulholland drive et même Eraserhead ont quelque chose de gentils films narratifs ; c'est dire si l'objet est déroutant. Et osons l'avouer, clairement moins plaisant à regarder, pour une raison simple : Lynch, ce grand maître du scope et de la pellicule, cet artiste du cadre et des textures, l'a tourné avec une DV qu'il utilise comme votre pépé son camescope : sans ajout de lumière artificielle et la plupart du temps à la main ! Il n'est pas impossible de faire quelque chose d'intéressant visuellement avec un tel parti-pris - et la toute première séquence d'INLAND EMPIRE le prouve d'ailleurs ! mais ce n'est visiblement pas le souci de Lynch. Idem pour la musique, d'ordinaire en complète adéquation avec les images, mais ici souvent à contretemps, sinon franchement décalée (la chanson de Beck sur la fin en est le meilleur exemple). Si on ajoute à cela qu'après une petite heure à peu près lisible, le film part vers un monde où la logique semble abolie pour ne jamais en revenir, on peut oser ce pronostic : à chaque projection, les salles se videront de moitié, et on comprendra sans le blâmer un tel rejet.
Mort du cinéma
Pourtant, c'est bien sur la longueur qu'INLAND EMPIRE trouve sa profonde raison d'être. Plus qu'un film expérimental, Lynch parvient ici à une réelle expérience cinématographique, presque narcotique, qui affecte durablement le spectateur et son rapport à la réalité (en cela, l'heure qui suit la projection est encore du David Lynch !). Durant sa vision, si des morceaux des films précédents de Lynch reviennent à la mémoire (le calvaire de Laura Dern en écho à celui de Laura Palmer dans Twin Peaks, le mari jaloux qui ressemble à Bill Pulman dans Lost Higway...), les vraies réminiscences cinématographiques sont à chercher du côté de Stan Brakhage, Kenneth Anger ou... Jean-Luc Godard ! Un des motifs d'INLAND EMPIRE rappelle d'ailleurs l'obsession du vieux maître suisse : la mort du cinéma, ou plutôt son implosion en une série d'images et de sons disloqués, comme des aphorismes poétiques dont le sens se dérobe constamment. À partir du moment où l'héroïne-actrice ouvre une porte mystérieuse marquée d'un sceau ésotérique («Axxon N»), le film qu'elle était en train de tourner n'existe plus, ou alors elle en est à la fois l'actrice et la spectatrice ; ou alors il n'y a rien du tout, juste un Lynch-land dans lequel chaque territoire est une séquence, et chaque séquence un nouveau territoire.
Plusieurs femmes, plusieurs lieux, plusieurs films...
INLAND EMPIRE serait-il alors un film totalement abscons, délire mégalo et égocentrique d'un cinéaste perdu dans les méandres de son imaginaire ? Pour répondre, il faut essayer de le décrire (sinon de le résumer) : Nikki Grace, comédienne has been, se voit proposer un rôle dans un mélo visiblement ringard ; elle tombe amoureuse de son partenaire, playboy de 10 ans son aîné, et apprend dans le même temps que ledit film est le remake d'un autre, maudit et inachevé pour cause d'homicide sur le tournage. Ensuite, Nikki pousse cette fameuse porte, et elle semble devenir plusieurs femmes en même temps : prostituée, femme au foyer d'un petit truand, actrice bourgeoise et dépressive... Plusieurs femmes, mais évoluant aussi dans plusieurs lieux : quelque part entre un Los Angeles nocturne et cauchemardesque, peuplé de putes et de clochards, et une Pologne fantomatique. Sans oublier cette scène de sitcom habitée par des lapins humains qui s'expriment comme des acteurs brechtiens, provoquant des rires enregistrés à contretemps ! Dans ce dédale où l'on passe beaucoup de temps à traverser des couloirs et monter des escaliers, Lynch ménage tout de même une place spécifique aux sensations : avec moins de brio que dans Mulholland drive, il arrive malgré tout à provoquer des frissons d'angoisse, sinon des spasmes de panique chez les spectateur, incrédule et aussi paumé que Laura Dern/Nikki.
Silencio !
Impossible dès lors de crier au ratage ; tout comme il ne faut pas prendre trop au sérieux ceux qui parlent de génie absolu. INLAND EMPIRE dépasse ce genre de jugements critiques, il se situe dans cette sphère particulière de l'œuvre d'art qui provoque non pas un commentaire définitif, mais un commentaire sans fin ou, ça revient un peu au même, pas de commentaire du tout... Comme si le «Silencio !» final de Mulholland drive s'adressait par avance aux futurs spectateurs d'INLAND EMPIRE. Notre interprétation ne vaut alors pas plus que toutes les autres : et si Lynch avait réalisé un film sur sa fille Jennifer ? Un des derniers plans le laisse clairement penser, tout comme l'idée finalement assez étonnante de la part du cinéaste de montrer une femme de 40 ans (l'âge de Laura Dern et de Jennifer Lynch) qui devient spectatrice de sa propre vie et tente d'en redevenir actrice pour pouvoir comprendre qui elle est et sortir de la dépression. C'est l'image que l'on retient quand on cherche à se remémorer ce rêve éveillé et évanescent : une jeune fille qui pleure devant un téléviseur, avec ce rapport naïf qui consiste à reconnaître dans l'histoire qu'on nous raconte les clés de sa propre existence. La vie est le remake d'un film inachevé où l'on joue à être soi-même tout en essayant d'être un autre, où l'on cherche en soi les réponses aux questions que les autres se posent. Comme celles, nombreuses, que ce film-monstre n'a pas fini de susciter !
INLAND EMPIRE de David Lynch (Fr-Pologne-ÉU, 2h52) avec Laura Dern, Jeremy Irons, Justin Theroux...