Un max de Roméo

Une légende vivante s'arrête à La Source, à Fontaine, pour sa tournée d'adieux à la scène. Max Romeo est mythique ne serait-ce que par son tube "Chase the devil", mais aussi comme représentant planétaire du rastafarisme jamaïcain, dont le message spirituel et politique se diffuse par le reggae, style musical dont il est l'un des créateurs.


Son grand tube est Chase the devil, sorti en 1976, produit au mythique studio Black Ark du non moins mythique Lee “Scratch” Perry. Un titre à forte teneur spirituelle : rappelons aux naïfs et aux fans de reggae antireligieux (il y en a bizarrement beaucoup), qui pensent que la musique jamaïcaine est juste un truc relax-hyper-cool-pour-fumer-des-joints-maAAAaan, que le rastafarisme est d'abord un mouvement confessionnel, cousin du judéo-christianisme originel, né dans les années 30. 

Sous la houlette de Marcus Garvey, considéré comme un prophète par les rastafari, le message est (plus ou moins) clair : la fin des temps est proche, et le salut viendra de l'Afrique, Égypte et Éthiopie en tête. Le fameux "Jah Rastafari" (Dieu roi des rois), alias Haïlé Sélassié (1892-1975), empereur d'Éthiopie, descendant direct du roi Salomon et de la reine de Saba, n'est rien de moins que… le Messie lui-même, revenant enfin clôturer le Livre des Révélations (ou Apocalypse) – dont il est question, notamment, dans Redemption song de votre Bob préféré.

Que dire de l'autre tube irrésistible et mystique de Max Romeo War ina Babylon ("la guerre dans Babylone") qui reprend tous les thèmes chers à l'Ancien Testament, et des passages des Psaumes de David ? Un morceau que l'intéressé ne trouvait guère pertinent – de son propre aveu – mais que Lee Perry sauva, fort heureusement, de la poubelle, pour en faire un des anthems les plus populaires du style...

Ovni sociologique

Aucun doute n'a jamais été permis : le mouvement rasta mélange intrinsèquement messages politique et religieux. Référez-vous à War de Bob Marley : recopie, mot pour mot, d'un fameux discours de Haïlé Sélassié à l'Assemblée générale de l'ONU, le 6 octobre 1963. Concernant Max Romeo, ingurgitez le très roots Let the power fall de 1971, dont le Black Equality, à la musique et au chant très doux, ne laisse planer aucun doute : « Combien de temps encore à souffrir des brutalités de la police ? / Il est temps pour les hommes noirs d'obtenir l'égalité / Les politiciens mâchent leurs cigares en conduisant leurs grosses voitures / S'ils sont mauvais, ô Far-I, écrase-les ! »

L'intersectionnalité post-moderne est le plus souvent en PLS mutique devant cet ovni sociologique et musical, excessivement difficile à cerner pour notre culture et nos expressions artistiques sécularisées. Et la musique dans tout ça, me direz-vous ? Alors d'abord calmez-vous et respirez par le nez, on y vient. 

Né en 1944, Max Romeo a eu le temps de voir défiler et de participer à toutes les mouvances que l'on range sous l'étiquette générique de "reggae", avec un premier tube solo sorti en 1968, Wet Dream. À cette époque,  il commence à travailler avec les incontournables frères Barrett (Aston et Carlton, bassiste et batteur des fameux Upsetters de Lee Perry puis de la machine de guerre rythmique des Wailers de Bob Marley…). Wet Dream, comme son nom l'indique, nous éloigne assez fortement des thématiques bibliques – Cantique des Cantiques excepté. Avis aux non-anglophones, un wet dream, c'est un rêve… dont les draps se souviennent, pour paraphraser le fameux tube J'ai encore rêvé d'elle –  on ne vous fait pas un dessin. 

On comprend mieux ici comment Maxwell Livingston Smith est devenu Romeo pour la postérité historique, même si tout au long de sa carrière, les thématiques mystiques surgissent incessamment (voir cet autre tube incandescent, One step Forward, de 1976).

Si depuis presque 40 ans, notre lova-lova connecté à l'au-delà ne sort plus guère que compilations, featurings et albums plus ou moins anecdotiques, comment se priver du plaisir d'aller voir, pour sa tournée d'adieux, l'un de ceux qui ont créé ce son, cette atmosphère, cette vibration, qui ont changé la musique mondiale en profondeur ?

Mélange de spiritualité et de sensualité, convergence de valeurs et d'influences musicales comme on n'en voit plus guère, Max Romeo et son histoire synthétisent tout ce qui est difficilement appréhendable, et gardent donc une part de mystère irréductible. Celle qui fait les grands styles et les grands artistes. Little Richard, pasteur à ses heures, ne hurlait-il pas Long Tall Sally à grands renforts de suggestivité érotique ? Nous sommes sur la même lignée, la même improbable ligne de crête qui devrait vous faire voyager : dans le temps, les forces mystiques, les sensations, et les émotions.

Max Romeo mercredi 24 mai à La Source, de 15€ à 23€


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