Soleil khmer

Théâtre / En clôture de leur appétissant festival Sens interdits dédié au théâtre d’ailleurs, les Célestins accueillent une troupe de Cambodgiens qui nous entraînent dans la douloureuse histoire récente de leur pays à travers leur Roi Norodom Sihanouk. Récit de ce projet fou et détour par les répétitions à Vincennes. Nadja Pobel

Il s’agit d’une fable théâtrale comme seule la Cartoucherie sait en produire ; sauf que sans l’implication des Célestins (co-producteurs et producteurs délégués), l’épilogue ne serait pas le même. La pièce qui sera présentée en première mondiale les 26, 27 et 28 octobre prochains à Lyon et au titre à rallonge — L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge — est un miracle que Patrick Penot, directeur et instigateur du festival Sens interdits, a ardemment désiré. Ce spectacle avait pourtant déjà eu une première vie. Flashback.

Vincennes, 1985

En 1985, Ariane Mnouchkine et son Théâtre du Soleil créent cette pièce écrite par la collaboratrice fidèle de la troupe, Hélène Cixous, dix ans seulement après l’arrivée des Khmers Rouges dans Phnom Penh. Comme souvent à la Cartoucherie de Vincennes, le projet est démesuré. Cixous a écrit deux textes, deux «périodes» selon la terminologie de l’auteur, de cinq actes chacune. Au bout du compte : neuf heures de théâtre qui relatent l’histoire cambodgienne de 1955 (Le Roi Sihanouk cède le trône à son père) à 1979 (les Viêtnamiens font tomber le Kampuchea Démocratique de Pol Pot). C’est la première partie seulement qui sera présentée aux Célestins, de 1953 à 1970 (le coup d’état de Lon Nol et la destitution du Roi Sihanouk). Elle n’a rien à envier à un drame shakespearien : les intrigues de cour et les vengeances sans merci sont au cœur du récit. Dès les premières représentations, une jeune chercheuse américaine, linguiste et anthropologue, Ashley Thompson, a pour idée de donner ce texte aux populations cambodgiennes afin qu’elles se réapproprient leur histoire.

Battambang, 2007

C’est en 2007 que la deuxième vie du spectacle commence. Ariane Mnouchkine n’est plus aux manettes de cette re-création mais elle confie cette mission à Georges Bigot dont elle avait fait son prince Sihanouk en 1985 ! À ses côtés, Delphine Cottu, comédienne de la troupe du Soleil dans les années 90 et 2000. Pour Georges Bigot, c’est «une manière d’aller au bout d’une histoire commencée il y a 26 ans. À l’époque nous rêvions de jouer au Cambodge mais il y avait une guerre». En attendant de faire ce voyage retour, ce sont les Cambodgiens qui sont venus à lui. Lorsque nous assistons aux répétitions le vendredi 7 octobre, la trentaine de comédiens a débarqué en France depuis seulement cinq jours. Ils ont entre 18 et 30 ans, craignent le froid brutalement réapparu, s’emmitouflent plus que de raison. Eux qui avaient toujours marché pieds-nus s’engoncent dans de chaudes chaussures récupérées de-ci de-là ou données par des amis. Si la Cartoucherie est un haut-lieu du théâtre mondialement connu, il n’en demeure pas moins qu’il ne peut pas fournir une chambre à chacun d’eux. 27 tentes igloo ont donc été plantées sur d’épais tapis dans la salle jouxtant celle des Naufragés du Fol espoir. Ils apprennent vite à cuisiner, à se couvrir, à découvrir Paris (les visites de Notre-Dame, de Versailles et de la Comédie Française sont à leur programme) et, bien sûr, à jouer. Car ils n’étaient pas comédiens au départ. La plupart sont issus de milieux très défavorisés, très peu sont allés à l’école (payante), certains ne savent pas lire et ce sont les lettrés qui leur ont appris leur texte ; «les plus chanceux ont eu une vie normale de pauvres» dit Georges Bigot dans un demi-sourire. Tous étaient encore il y a peu élèves au Phare Ponleu Selpak, une école d’arts du spectacle et de cirque (à l’origine une ONG pour la réinsertion par le dessin des enfants victimes de guerres), à Battambang dans le Nord-Est du pays. Lors de diverses sessions de travail au Cambodge depuis 2007, ils ont appris cette histoire qui est la leur mais qu’ils ignoraient, comme notamment le fait que le Roi Sihanouk est le seul à avoir obtenu l’indépendance de son pays sans que la moindre goutte de sang ne soit versée. La difficulté selon Bigot a été de les mettre en confiance et ne de pas leur faire jouer ce qu’ils ne comprenaient pas.

Vincennes, 2011

Mais une fois cette étape passée, «tout va très vite, pas comme avec certains acteurs français», dit-il. Il n’y a pas de place pour la psychologie des personnages. Sur le plateau, Bigot dirige en français pendant que le traducteur s’épuise à rapporter chaque mot ! «N’oublie pas, Pol Pot est un prédateur, ne baisse pas les yeux, ne quitte pas ta proie du regard et méfie-toi de tes gestes, ils sont occidentaux et maniérés…». Le travail se poursuit ainsi jusqu’à trouver l’attitude juste. «On fait avec Delphine de la mise en scène mais notre travail est au-delà de ça. La mise en scène est même presque une anecdote, elle est d’ailleurs en général souvent trop prise au sérieux. Ici c’est une aventure humaine, un travail de transmission et nous ne devons pas oublier d’où vient ce spectacle pour ne pas trop le dénaturer». Cette pièce se jouera probablement un jour au Cambodge, une fois que le pays en aura terminé de juger les Khmers Rouges, même si certains d’entre eux sont encore au pouvoir. Malgré la bénédiction du Roi (fils de Norodom Sihanouk), le ministère de la culture cambodgien a pour l'instant refusé la représentation de la pièce ; la troupe compte bien, malgré tout, jouer un jour devant ses compatriotes et dans leur langue. L’an prochain peut-être… En attendant de boucler cette boucle, les jeunes musiciens et acteurs répètent inlassablement. Hommes et femmes se confondent ; ne reste que l’acteur. Que Kissinger et le bourreau Pol Pot soient incarnés par des femmes n’est pas un parti pris mais une évidence qui s’est dégagée au fil des phases de travail : «Ces comédiennes-là portaient ces personnages» pour Bigot. En répétitions, la jeune fille grimée en un Pol Pot glaçant, qui porte en germe une dictature ne disant pas son nom et que personne ne peut encore anticiper, s’emmêle dans son texte, se trompe de geste… Et soudain l’Histoire et le jeu se superposent, laissant apparaître cette troublante et bouleversante image que seul le théâtre peut produire : Pol Pot rit.

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