Sens interdits, jours 5 & 6 : aux noms des pères

Sens interdits, jours 5 & 6 : aux noms des pères
El Año en que naci - L'année où je suis né(s)

Radiant-Bellevue

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

"El año en que nací" de Lola Arias.

Appliquant à la lettre une mesure de gauche existante (oui ça existe encore parfois), nous nous sommes accordés une pause dominicale.

Retour au théâtre ce lundi avec la première déception du festival : El año en que nací, présenté au Radiant. Onze jeunes Chiliens nés entre 1971 et 1989 racontent la dictature de Pinochet et le sort de ses opposants via l'histoire vraie de leurs pères. Au plateau, le dispositif scénique est réjouissant : une table en verre avec caméra à jardin (qui, exactement, comme dans Je suis de Tatiana Frolova, va servir à faire défiler des documents liés à l'histoire de chacun), une série de casiers de lycées américains en fond de scène et des comédiens à vue côté cour... Et puis des micros et une guitare, qui semblent garantir que la pièce ne se vautrera pas dans la naphtaline passéiste. Problème, les onze racontent leur histoire sur le même mode opératoire : des documents réels ayant appartenus à leurs paternels (photos, pièces d'identité...) sont systématiquement filmés, projetés sur écran et sourlignés au feutre au fur et à mesure qu'ils sont commentés.

C'est là que le bât blesse : nous sommes en effet bien plus dans le commentaire que dans la création. Avec ses artifices visuels plutôt bien maitrisés, le troupe ne transmet pas plus d'émotions et de vérités historiques que les filles égyptiennes de Bussy monologues par exemple, qui bricolaient parfois maladroitement leurs témoignages. Par ailleurs, à force de parler de leurs géniteurs, les comédiens tombent dans un des travers du théâtre actuel (que même les meilleurs n'évitent pas parfois, cf récemment Chapitres de la chute d'Arnaud Meunier) : l'utilisation abusive du style indirect. À force de dire «ils» et non «je», ils sont dans l'impossibilité d'interpréter des personnages. Personnages qui n'existent d'ailleurs pas : ils ne jouent pas leurs pères et l'enfant qu'ils sont n'est pas le sujet de cette pièce, mais son prétexte. Dès lors, difficile de bâtir une dramaturgie qui puisse nous tenir en haleine les deux heures du spectacle. Les onze s'accompagnent, se succèdent les uns aux autres, inventent une manif un peu démago (et hop, incursion totalement incongrue de Leonarda) mais ne s'affrontent pas ni ne font corps, pas même dans une scène commune de repas, où, craignant peut-être que le public ne les perdent de vue, ils s'assoient en arc de cercle face à nous et non pas comme ils l'auraient fait naturellement, tout autour de la table quitte à nous tourner le dos.

« Et à tant s'effacer, nos pères ont disparus... »


Ce dispositif AB Productions ne rend guère service au spectacle et renvoie de manière assez cruelle à l'autre pièce chilienne présentée dans ce festival : Villa + Discurso, où les trois filles parlaient précisément au nom de leurs personnages (et non d'elles-mêmes, créant ainsi de véritables figures), se crêpaient le chignon avec une force sidérante et n'hésitaient pas à oublier la salle, signant ainsi une double marque de confiance envers le spectateur et leur propos - ce qu'elles jouaient sur scène était assez solide pour que nos yeux les suivent en toutes circonstances. Peut-être aussi que El año en que nací pêche par l'inexpérience de sa troupe. Les onze ne sont pas comédiens de métier, et cela se voit. Si ce n'est pas une tare rédhibitoire (Bussy monologues, encore lui, a prouvé le contraire), ça ne peut être une éternelle marque de fraîcheur et prouve que la vigueur du témoignage (le propos de la pièce reste évidemment très intéressant) ne peut pas tout. Enfin, le dernier défaut de cette pièce a été énoncé par les protagonistes eux-mêmes en conclusion : ils parlent beaucoup du passé, peu du présent et pas du tout de l'avenir et n'évitent pas l'écueil du documentaire un peu vain. Là encore, la comparaison avec Villa + Discurso, inévitable dans ce festival, est assez violente. La pièce de Guillermo Calderón donnait d'autant plus de poids au récit de la tragédie chilienne qu'elle réfléchissait en permanence à ses conséquences, omniprésentes dans le Chili d'aujourd'hui.

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