Robert Guinan, sexe, drogue and free jazz

Peinture / Peintre quasi maudit aux États-Unis, Robert Guinan a connu plus de succès (très relatif) en Europe à partir de la fin des années 1970. Le Musée des Beaux-Arts a eu la bonne idée de nous faire redécouvrir cet artiste des bas-fonds de Chicago à travers une rétrospective qui prend aux tripes.

Plongé dans des vapeurs d’alcools et d'épaisses volutes de cigarettes, dans un bar paumé de Chicago, Robert Guinan croque sur son carnet à dessin des piliers de bar, des filles de joie, une tablée d’ivrognes… Le goût de l’interlope lui est venu au début des années 1950 lorsqu’il était militaire en Libye, puis en Turquie, impressionné notamment par les atmosphères des bordels. Plus tard, à partir de 1962, c’est son ami le pianiste Emile Breda qui le guidera parmi les lieux de perdition de Chicago… Robert Guinan dit y « partir à la chasse », en traque de ces instants de vie fugitifs où, soudain, une posture de personnage s’allie à un certain éclairage, à certains traits saillants. Retenir le temps qui passe, cristalliser la nuit, portraiturer avec humilité et pudeur les personnages les plus déglingués de Chicago… Les « Beat » (les vaincus, les losers), comme on les appelle outre-Atlantique et comme se sont auto-désignés un groupe d’écrivains d’après-guerre : Kerouac, Ginsberg, Burroughs… Pourtant, c’est moins vers la culture américaine que vers la culture française que se penchera Robert Guinan : son Kerouac à lui s’appelle Jean Genet et ses grands chocs picturaux se nomment Toulouse-Lautrec ou Manet.

À contre-courant

Les États-Unis n’ont jamais beaucoup aimé Robert Guinan, son succès relatif est venu d’Europe et du travail de son fidèle galeriste Alfred Loeb. Pourquoi ? Sans doute parce que Guinan peint la face cachée et refoulée de l’Amérique, et parce que sa peinture figurative réaliste n’entre dans aucune case des modes la deuxième moitié du XXe siècle : Expressionisme abstrait, Pop Art, Minimalisme… Reconnaissons aussi que les toiles de Guinan ne prennent pas vraiment le regardeur par la main ni par la douceur : avec leurs atmosphères lourdes comme voilées de gris-marron, leurs visages aux traits particulièrement marqués (par la fatigue, la drogue ou l’alcool, la tristesse, la solitude…), leurs corps aux muscles noueux et comme intuitivement douloureux (on pense parfois aux corps peints par Lucian Freud)… C’est une peinture qui prend aux tripes et qui sent la sueur, le tabac froid, l’humidité des chambres mal chauffées. En plus des scènes de bars et de boîtes de jazz (ou encore d’usagers du métro) très spontanées, Guinan peint aussi des scènes plus posées de personnages toujours hauts en couleurs à leur domicile, et des paysages urbains nocturnes. L’exposition présente une cinquantaine de tableaux (sa production totale est estimée à quelque 200 toiles) de Guinan et de nombreux dessins.

À contre-jour

Dans une lettre à Albert Loeb en juillet 1979, voici comment Robert Guinan décrit sa rencontre et son travail avec l’un des modèles : « Margaret Danner, la vieille poétesse noire voulait bien poser pour moi. Cette entreprise la rendait très nerveuse. J’ai dû faire un dessin à la sauvette car elle ne tenait pas en place. L’expression est bien venue : des yeux presque aveugles, mi-clos, une bouche édentée, entr’ouverte. Elle porte un caftan en forme de tente et un collier d’os de bœuf gravés, fait par un sculpteur itinérant d’os qu’il a ramassés dans les poubelles et qui travaille à Memphis. »

Ces quelques lignes donnent le ton, l’ambiance, la sensibilité de la peinture de Robert Guinan. Il faut aller voir son œuvre avec du jazz ou du blues dans la tête, le désir de se perdre et le goût de la rencontre improvisée, intempestive.

Robert Guinan, "Chicago en marge du rêve américain"
Au Musée des Beaux-Arts, jusqu’au 27 août

Robert Guinan. Bio express

1934 : Naissance à Watertown (État de New York)

1959-1963 : Formation à l’Art Institute de Chicago

1962 : Rencontre avec Emile Breda qui lui fait découvrir les bars des bas-fonds de Chicago

1963 : Découverte de l’œuvre de Jean Genet

1973 : Albert Loeb devient son galeriste en France, jusqu’en 2008

1976 : Première exposition à Lyon à la galerie Le Lutrin

1981 : Rétrospective à Grenoble, reprise à Bruxelles en 1982

2016 : Décès à Evanston dans l’Illinois

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