Aurélien Maury : « C'est au lecteur de placer le curseur de l'horreur »

Roman graphique / Aurélien Maury, cofondateur de la maison d'édition indépendante lyonnaise Tanibis sort ce mois-ci son 4ᵉ ouvrage autour de la figure du monstre : 'Oh, Lenny'. Un drame horrifique qui se cache derrière un dessin en couleurs et en rondeurs, ne laissant rien transparaître des abîmes dans lesquels il plonge ses lecteurs.

Au départ d'Oh, Lenny, il y a un difficile déménagement, presque un déracinement. Celui de June, protagoniste fascinée par le vivant, et de son conjoint antipathique. Un huis clos domestique qui rappelle qu'il n'est pas nécessaire d'être seul(e) pour se sentir seul(e). Peu après, la narration se recentre sur June et sur le monstre qu'elle a recueilli.

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Aurélien Maury : Dans l'idée de base, le mari devait prendre plus de place, la première mouture était centrée sur le couple. Et puis au fur et à mesure que j'avançais dans la construction de mon histoire, June a pris plus d'importance. Peut-être parce que le mari m'était moins sympathique.

La narration a-t-elle beaucoup évolué en cours d'écriture ?

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Énormément. J'ai élaboré l'album sur une période assez longue, quatre ans, et dans un mode très exploratoire. J'ai beaucoup consulté mon éditeur et ma femme qui m'ont conseillé du squelette le plus fragile à l'aboutissement de l'ouvrage. Heureusement, car j'avais tendance à laisser les personnages partir dans tous les sens.

En la dessinant, l'histoire se révélait. Je n'imaginais pas qu'elle allait être aussi sombre, ou que les protagonistes allaient se développer comme ça.

J'ai ressorti une idée que j'avais eue il y a des années. À l'époque, j'avais imaginé l'histoire sur un mode comique. Un couple qui découvre une créature, qui va la recueillir et à qui il arrive des situations grotesques. Pour cette deuxième écriture, je me suis inconsciemment orienté vers l'horreur.

L'horreur qui prend sa source dans une histoire de crise personnelle, un moment de refus de tout, du confort moderne, des autres. C'est finalement assez individuel. Il reste quand même de ma première idée dans le récit, il y a toujours de l'humour, mais plus noir, plus grinçant.

Pourquoi avoir choisi de placer votre récit dans une banlieue pavillonnaire américaine ?

Quand j'invente des histoires ça ne se passe pas dans le réel, jamais. Mon imaginaire est nourri de culture américaine, des films comme Les Dents de la mer, Rencontre du troisième type, mais aussi des séries B. J'avais envie de projeter cette histoire dans un univers déjà très codifié pour pouvoir tout de suite jouer avec ses clichés.

L'autre personnage de ce roman graphique, c'est Lenny. Un monstre peu attachant, de plus en plus dangereux et qui finit par, au propre comme au figuré, vampiriser June. Qu'est-ce qu'il incarne ? 

J'aime bien les monstres, ils sont tellement différents, ce n'est pas quelque chose que j'ai beaucoup intellectualisé. Une bête exprime ce qui est brut, primitif, ce qui est emmagasiné au fond de nous aussi.

Pour certains, Lenny incarne l'appel du sauvage, ou l'irréconciabilité de l'homme avec la nature, pour d'autres, l'emprise tout simplement. On peut aussi le voir comme un simple animal, qui n'est pas aussi symbolique que ça.

Lenny peut aussi être l'ego de June, qui évolue en fonction de la crise de vie qu'elle traverse, et qui, à un moment, la dépasse. Je n'ai pas envie de l'enfermer derrière une signification, un rôle. Même moi, j'ai gardé une pluralité des pistes de réflexion autour de Lenny, de la trame de l'histoire et de sa fin, ouverte.

Pourquoi lui avoir prêté cette morphologie ?

Au cœur de mes inspirations, il y a les films de Cronenberg et de Spielberg. Je ne sais pas si au moment de dessiner Lenny, j'avais une envie particulière. J'ai pensé au visage d'une raie manta, le côté blafard d'un rat de laboratoire… Des choses pas très mignonnes.

Je voulais qu'il soit un peu répugnant pour créer une tension autour du fait qu'elle ait de l'empathie pour lui, qu'elle ait souhaité le recueillir, s'en occuper alors qu'il dégoûte tout le monde, notamment son mari.

C'est votre première œuvre horrifique, et en même temps, il est difficile de la classer uniquement comme telle. Le récit flirte avec d'autres genres : il y a des moments sensuels, des gags à la Tintin, des envolées psychédéliques à la Moebius…

J'explore différentes facettes du malaise. Il y a par exemple la sensualité horrifique, inspirée du genre ero guro nansensu, un mouvement artistique et littéraire japonais. C'est l'exploration des contrastes qui m'intéresse beaucoup.

Dans l'ensemble Oh, Lenny n'est pas un récit purement horrifique. Si j'avais voulu tenir cette promesse j'aurais pu aller beaucoup plus loin. Non, je voulais garder cet entre-deux, ce graphisme qui n'appelle pas à ce type de tonalité, pour créer un décalage là où le lecteur ne s'y attend pas forcément, créer un mystère. D'ailleurs le monstre ne dévore pas June comme il dévore les animaux, il la vampirise, la maintient sous influence, c'est au lecteur de placer le curseur de ce qui définit l'horreur, et c'est aussi ça qui est déstabilisant.

Du 8 au 27 mars, il y aura une exposition au Boskop sur votre travail et notamment Oh, Lenny, pour la 17ᵉ édition du festival Hallucinations Collectives. À quoi ressemblera-t-elle ?

C'est Claude Amauger, — mon éditeur et ami  — qui a travaillé la scénographie de l'exposition. Celle-ci est chapitrée autour de mes livres, il y a une première partie sur Oh, Lenny, avec des extraits de la bande dessinée, des illustrations originales, adaptées au format d'une exposition. Il s'agit de la première exposition qui s'articule vraiment autour de mon travail. J'ai un peu le trac, la bande dessinée se réalise de façon très solitaire, et là, je vais voir les gens regarder mon travail.

Aurélien Maury et les éditions Tanibis seront aussi présents au festival Lire à Bron, invités par la librairie Expérience pour la carte blanche aux éditeurs indépendants de la région.


Les éditions Tanibis : 25 ans de BD sans compromis à Lyon

Ayant pour ancêtre un fanzine étrangement nommé Rhinocéros contre Éléphant, les éditions Tanibis sont nées de l'amitié de trois étudiants mordus de bandes dessinées, gravitant à l'époque autour des ateliers d'écriture de l'auteur lyonnais Ambre (Laurent Sautet).
« On défendait quelque chose de vraiment expérimental d'un point de vue esthétique. On avait envie de faire de la bande dessinée muette, à l'époque ça ne se faisait pas trop », se remémore Claude Amauger, cofondateur et président des éditions Tanibis.

Il évoque les inspirations surréalistes, « des travaux qui ne sont pas purement réalistes, ni purement science-fictionnels » et l'exploration de la limite entre les deux, encore perceptible dans les œuvres publiées aujourd'hui.

Le fanzine a muté en maison d'édition en 2005, à la publication de leur premier roman graphique, Low life par Ivan Brun. Celle-ci publie depuis 4 à 5 bande dessinées par an et compte aujourd'hui une trentaine d'auteurs de nationalités différentes (français, américains, canadiens, argentins). « On n'est pas très rentables. On publie peu, on passe beaucoup de temps sur chaque livre et on a un public de niche », détaille Claude Amauger.

Ce qui n'a pas empêché la maison d'édition de gagner quelques galons. Le très trash Roxane vend ses culottes par Maybelline Skvortzoff a trouvé un public plutôt large et a gagné le prix Artemisia de l'humour 2023. Une exposition lui sera aussi consacrée au cinéma Comoedia du 26 mars au 12 avril prochain.

Moins connu, il y a aussi l'excellent Achevé d'imprimer compilant tous les épisodes de Tanibis Channel, une chronique documentaire satirique des auteurs sur leur propre maison d'édition. Grinçant comme un épisode de The Office, et absurde comme une planche de Glory Owl, l'ouvrage appuie là où ça fait mal, et ça fait beaucoup de bien

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