Portrait / Lorraine de Sagazan présente "Léviathan" aux Célestins. L'occasion de retracer le parcours de cette metteuse en scène qui, en dix ans, s'est fait une place majeure dans le théâtre français contemporain.
On l'a rencontrée lors des répétitions de L'Absence de père, le 30 avril 2019, à la MC93 de Bobigny. Lorraine de Sagazan dirigeait ses interprètes en vue de la création de ce spectacle adapté de Platonov, dont la création a eu lieu quelques semaines plus tard à l'ENSATT de Lyon dans le cadre des Nuits de Fourvière, en juin : « Utilisez vos propres mots, ceux qui vous viennent ; transformez la langue sans renier Tchekhov ».
Sa méthode est ainsi bien résumée. Bien sûr, tout n'est pas si simple, mais c'est selon ce principe qu'elle avait fait une entrée très remarquée dans le métier avec sa mise en scène de Démons en 2016. Elle adaptait le texte de Lars Norèn en ne gardant qu'un seul des deux couples de la pièce et en coinçant son duo dans un espace bifrontal dans lequel l'un et l'autre s'asphyxiaient autant que nous, dans le public, tremblions et riions face à leurs exubérances et à la toxicité de leur relation.
Suffisamment
Dans la foulée, Lorraine de Sagazan portait sur les planches Une Maison de poupée d'Henrik Ibsen et sortait Nora de la prison de son foyer pour lui attribuer la responsabilité de la femme "active", responsable des finances. L'inversion des rôles et des genres était un poil appuyée, mais l'esprit était là. Il fallait sauver les personnages amoindris, les réhabiliter. Elle a réitéré cela dans La Vie invisible, une pièce démontable et transportable destinée à l'itinérance en Drôme et en Ardèche, rendue possible grâce au soutien du CDN de Valence. Un acteur néophyte et aveugle y accompagnait les acteurs voyants à jouer ses souvenirs d'une pièce de théâtre. Le "méta-théâtre" trouvait alors toute son incarnation.
Plus tard, il y a un an, c'est sur le déficit de paroles qu'elle a travaillé en s'appuyant sur une partie de l'œuvre du cinéaste Michelangelo Antonioni de la Comédie Française. L'audacieux Le Silence est muet et pourtant crédité d'un auteur, Guillaume Poix, qui a écrit un synopsis dont la célébrissime troupe s'est nourrie pour jouer.
Aspirations
Depuis sa sortie du centre de formation des apprentis comédiens du Studio d'Asnières en 2010, la cousine de la chanteuse Zaho de Sagazan se constitue ainsi peu à peu un crew de collaborateurs et collaboratrices indéfectibles. À commencer par les comédiens (Antonin Meyer Esquerré, Romain Cottard, Jeanne Favre). Ils ont été rejoints par Guillaume Poix à l'écriture et Anouk Maugein à la scénographie depuis la création de L'Absence de père, pièce donnée en quadri-frontal. Ensemble, ils ont fabriqué Un sacre, une pièce qui procède par rituels pour rendre compte des fantômes et des deuils qui peuplent nos vies et qui questionne la réparation de ces manques. Parfois trop mélodramatique, Un sacre s'impose par sa grande plasticité et le soin (ap)porté à ces récits. Avec la scénographe, la metteuse en scène mène d'ailleurs des projets parallèles parfois très directement liés au travail de plateau. Leur installation Monte di Pietà a été présentée à la récente Biennale d'art contemporain de Lyon (au MAC, plus précisément) après être passée par la Fondation Lambert d'Avignon.
Elle créait en même temps Léviathan après s'être immergée plusieurs mois à la 23e chambre du Tribunal de Paris. Elle y interroge les lacunes de la justice et notamment les comparutions immédiates. Au point que cet hiver, elle collaborait à la rédaction d'un article de loi avec des avocats et des députés à l'Assemblée nationale pour réduire la généralisation de cette pratique très française.
Après une année 2024 très chargée, Lorraine de Sagazan prend à nouveau la tangente avec l'art contemporain. En mars, toujours avec Anouk Maugein, elle exposait Nature morte à La Ferme du Buisson, une œuvre évolutive promise à sa propre dégradation.
Entre ces deux disciplines, entre fiction et documentaire, avec des professionnels et des amateurs, elle trace avec aplomb un sillon très sensible dans le théâtre actuel français, créant des espaces pour exulter et redonner du souffle à des existences abîmées.
Léviathan
Du 2 au 4 avril, aux Célestins (Lyon 2e) ; de 5 à 40 €