Okis : « je ne vais pas infliger à mon public une fausse pudeur »

Publié Dimanche 7 septembre 2025

Entretien / Couplets prolixes, rimes serrées, flow discontinu : le minutieux rappeur lyonnais Okis sort la conclusion du triptyque de son projet "La crème" le 19 septembre 2025. En concert au Marché gare le 27 septembre, retour sur la montée en puissance d'un artiste pionnier de la drumless française.

Photo : © Maxime Boudehane

Le Petit Bulletin : En 2020, vous sortez d'études et vous vous destinez à une carrière de journaliste. Vous avez travaillé quelques mois au Lyon Bondy Blog, puis à Tribune de Lyon, avant de tout plaquer pour écrire votre premier projet, OK. Que s'est-il passé ?

Okis : J'aimais beaucoup ce travail, j'ai d'ailleurs écrit un dossier sur le rap lyonnais à Tribune de Lyon, c'était génial. J'aurais pu rester, mais ça faisait longtemps que je voulais essayer de me consacrer à 100% au rap. J'ai écrit mes premiers textes à 16-17 ans, complètement influencé par le TSR crew, la trilogie La vie augmente d'Isha, la 75e session avec Népal, 1995... En 2015, il y avait déjà de la trap mais j'étais encore dans le boom-bap, je faisais partie des pélos qui hochent la tête... J'écrivais dans mon coin et je rappais devant mes potes, les gens me trouvaient chaud mais ça s'arrêtait là. Mes amis m'ont offert une carte son, un micro, j'avais dix mois de chômage : c'était le moment d'essayer.

Je ne connaissais personne, aucun beatmaker. J'étais un "rappeur de chambre", je posais sur des prods YouTube. Il y a des sons qui m'ont porté pendant l'écriture de mon premier EP, comme l'album Tranche de vie de Souffrance. En tâtonnant, j'ai trouvé ma couleur, un pote m'a pris en photo, j'ai sorti mes huit sons sur les plateformes comme ça. J'ai choisi un vendredi soir pour faire comme les "vrais" rappeurs. Des copains un peu basés ont fait circuler mon son : les mecs de Plavace, Chineurs de rap, Sandra Gomes... C'est le streaming qui m'a donné un sentiment de légitimité, je ne serais pas monté à Paris donner mes disques à des gens sans ça.

Votre premier projet a trouvé son public rapidement, et a lancé votre collaboration avec Mani Deïz, beatmaker reconnu du rap indé français (Nekfeu, Vald, Swift Guad, Demi Portion, Hugo TSR...). 

Okis : Il m'a écrit trois jours après la sortie de mon premier projet, je n'y croyais pas du tout. C'était déjà mon beatmaker préféré depuis longtemps, l'album Purgatoire était une de mes grandes références personnelles. On a échangé pas mal par message, quelques prods et textes, puis on s'est rencontrés six mois plus tard. On a fait 13 sons en moins d'une semaine. Il faut dire que j'avais sept ans de textes dans ma besace. On a fini par fabriquer un 17 titres. En attendant que l'album sorte, j'ai commencé à plancher sur la suite. En même temps, j'étais surveillant au collège Louis Jouvet, à Villeurbanne.

Je commençais vraiment à me penser en tant qu'artiste, à réfléchir à mon évolution, où je voulais aller, c'est là qu'on a vraiment commencé à s'orienter vers des instrumentales drumless [musique sans batterie ndlr], inspirées par des artistes comme The Alchemist. On a cependant gardé le multi-sampling et puis il me fallait aussi des BPM ralentis pour que j'ai plus de temps pour dire les choses, que je sois plus compréhensible.

Vous vous démarquez par un discours humble, intimiste. Beaucoup de rappeuses, de rappeurs, d'artistes même en général, évoquent la nécessité de se créer un personnage. Pour vous, la démarche était d'être le plus authentique possible ?

Okis : Je n'avais pas prévu d'avoir un public, je ne voyais donc pas la nécessité de me créer un personnage. J'ai toujours écrit mes sons comme un journal intime. C'est un peu ma chance, je suis presque content de ne pas avoir eu le choix, d'avoir tout de suite eu quelque chose de très décomplexé ; j'étais "tricard" dès mon premier projet. Maintenant que j'ai dit tout ça, je ne vais pas infliger à mon public une fausse pudeur.

Il y a toujours eu des instrumentales planantes dans votre musique, mais là, vous passez une étape, c'est moins dansant, moins entendu, en tout cas en France. Avez-vous vu cela comme une prise de risque ?

Okis : Il y a des mecs comme Rome Streetz qui tournent avec des prods comme ça, de la même façon, JeanJass est l'un des meilleurs avec cette esthétique. Je n'ai jamais vu ça comme une prise de risque, je fais la musique que j'aime. C'est sûr que ça ne va pas "breaker" dans les radios comme certains morceaux avec des "grosses drums", mais je ne crains pas de faire exactement ce que je veux. Billy Woods propose des choses encore plus niche et des gens l'écoutent dans le monde entier.

Comment appréhender la trilogie Crème, Double crème et Triple crème ? Les trois mouvements sont-ils distincts ?

Okis : On a eu envie, avec Mani Deïz, de faire une trilogie pour ne pas avoir à se brider, on voulait sortir les 25 titres. Il y avait l'envie de proposer un grand voyage, caressant, qui représente un an de boulot. Le prochain projet ne sera pas une trilogie drumless. Ça nous a permis d'expérimenter plein de choses, on s'est lancés dans le mastering par exemple. La première partie de la trilogie a été masterisée par Jack Palmer, les deux autres par nous. Aussi, j'ai commencé à faire des prods. Dans Triple crème, il y a un feat où Mani rappe et je fais la prod. J'adore, c'est ma nouvelle addiction, et puis j'ai bénéficié d'un sacré raccourci, j'ai appris avec les meilleurs, Mani Deïz et JeanJass.

« J'sens que le teh disperse, le bail est persistant, j'suis dans l'interstice m'man » peut-on entendre dans Vertigo. L'idée est-elle d'exorciser l'injonction à la norme ?

Okis : J'intellectualise très peu ce que j'écris. C'est vrai que je ne suis pas fan du cadre, du grand projet famille nucléaire. J'aime bien les punks, ou les fous de la rue que tout le monde connaît. Je n'ai pas envie d'être eux, ou qu'on me regarde comme ça mais ils me touchent énormément. Sans me sentir purement marginal, je ne me mets aucune pression à ne pas l'être.

Dans Derrière la tête, on entend : « La France c'est grave, la viande est farcie par le sang des pauvres. Ces pingres nous roulent dessus même si on repeint l'dépôt. » Dans un son moins récent, Paresse saine, on écoute : « Les déchets passent avec des pulls Cocarde », vous êtes inquiet pour l'avenir ?

Okis : Si c'est dans mes sons, c'est parce que je n'arrive pas à ne pas y penser. Je suis anticapitaliste, la question de l'accaparement des richesses me préoccupe énormément. Je me sens communiste au sens littéral. L'idée même de la valorisation d'un capital me rend fou. Comment quelqu'un peut tirer de l'argent du seul fait de posséder ? Surtout quand tant d'autres galèrent à se nourrir, quand la planète devient jour après jour inhabitable.

De même pour la montée du fascisme ; je suis arménien, je suis descendant de survivants d'un génocide. Je me suis toujours senti antifasciste, et le péril, on est en plein dedans. Dès lors qu'une minorité parlementaire est là, qu'elle participe au gouvernement, le processus a déjà commencé. On a un royaliste au ministère de l'Intérieur quand même.

Okis + Grrandsinge 
Samedi 27 septembre 2025 au Marché gare (Lyon 2e) ; de 20 à 23 €

Okis

Pur produit lyonnais, Okis publie son premier EP, OK, en janvier 2022. Depuis, il rappe son attachement à sa ville, ses paradoxes, sa gastronomie et son club de foot, le tout avec une science du placement rythmique et un rapport au groove rarement entendu de ce côté de l’Atlantique.