Carolina Bianchi, le corps et l'esprit à vif
Théâtre / L'artiste brésilienne présente un spectacle qui déstabilise profondément tant il questionne la masculinité et la prétendue fraternité, "The Brotherhood", avec une acuité stupéfiante. Créé au prestigieux kunstenfestivaldesarts de Bruxelles en mai dernier, le 2ᵉ volet de la trilogie des Chiennes commence sa tournée française par Lyon, aux Célestins.

Photo : The Brotherhood © Mayra Azzi
Tout commence dans un gros son qui gronde. Une toile, du vent, et une femme qui se fait massacrer par cinq hommes. De rapport de force, il n'y a même pas. L'histoire est pliée. Les hommes gagnent, les femmes sont annihilées.
Game is over ? Non ! Carolina Bianchi prend la parole. Sur le plateau, encadrée par huit acteurs, elle dépose à la fois la meurtrissure charnelle qu'elle a vécue après avoir subi un viol et aussi toute sa réflexion sur la masculinité, qu'elle a étudié dans une thèse universitaire. Des pages de ce travail seront bientôt éparpillées sur scène puis, quand les hommes seront assis en mode "cène", ils la commenteront, modifieront sans son assentiment, entailleront ses écrits.
Mais nous n'en sommes pas là. The Brotherhood dure 3h30 (dont un entracte) et Carolina Bianchi fait les présentations, cite les auteurs (Dante Alighieri, Roberto Bolaño...) qui la nourrissent. Un homme cajolera son nouveau-né, garçon, et lui murmurera qu'il lui transmet son pouvoir. Ils sauront aussi être doux.
En 2023, avec sa complice Cara de Cavalo - artiste multitâche, écrivaine, metteuse en scène et actrice (qui tient à cette multiplicité de responsabilités, et dans cet ordre) -, elle livrait le premier volet de Cadela Força Trilogy, sa "Trilogie des chiennes" : A Noiva e o Boa Noite Cinderela. Cela se traduit par "Bonne nuit Cendrillon", soit la belle et trompeuse appellation de la drogue dite du violeur. Au cours de sa vie personnelle, lors d'une soirée en 2012, elle en a ingéré à son insu. Sur scène, elle en avalait chaque soir et replongeait dans cet état de léthargie pendant que le spectacle continuait, puis, au réveil, filmait l'intérieur de son vagin avec une mini caméra pour explorer son corps perforé. Ce spectacle est devenu un événement au festival In d'Avignon dans lequel elle est programmée, au risque d'avoir réduit la pièce à cette seule performance.
Mais l'artiste a embrayé avec ce 2e acte, The Brotherhood, nettement moins "coup de poing" dans les faits (à peine une scène de masturbation avec un gode fuchsia sur des vidéos du dramaturge Tadeusz Kantor - séance "malaisante" comme disent les jeunes car très confuse -) mais extrêmement percutante dans son propos.
« Le théâtre n'est pas innocent »
Déjà avec ses premières pièces (Lobo - Wolf en 2015 et Mata-me de Prazer - Kill me with pleasure en 2016), Carolina Bianchi parlait des violences faites aux femmes. Indubitablement, elle s'adresse à nous depuis le crime qu'elle a subi. Impossible de faire autrement. Mais bien sûr, elle le dépasse, cherche à comprendre cette masculinité toxique qu'elle pourfend jusqu'à l'ironie du titre qu'elle choisit (The Brotherhood). Après le temps de la « résurrection », voici celle de la « représentation ». C'est elle qui dirige les acteurs, depuis le devant des gradins. Elle le sait : désormais, depuis son succès à Avignon notamment, elle est attendue par le public et la profession, elle doit faire des « projets », elle est légitime à fabriquer des spectacles mais elle a du mal à s'en convaincre.
Fort heureusement The Brotherhood n'est pas le récit plaintif d'une artiste en mal de confiance mais bien le détricotage de ce rapport inégal entre hommes et femmes dans ce monde professionnel qu'elle connait, celui du théâtre. Elle joue les intervieweuses télé face à un "maître" du théâtre. Sans citer son nom, il a tous les atours et le parcours de Thomas Ostermeier, éternel directeur de la Schaubühne de Berlin, magnifique dans ces adaptations d'Henrik Ibsen ou de Sarah Kane, moins inspiré quand il s'empare de Virginie Despentes, Édouard Louis ou Didier Eribon ces dernières années. Elle pointe comment il traite une actrice nue, subissant un viol au plateau par deux hommes lors d'une scène. Comment, en dehors des plateaux aussi, ces hommes de l'ère des metteurs en scènes tout-puissants façonnent les actrices et les défont ? Lupa, Castorf, Marthaler, Brecht, Godard. Personne n'est épargné.

« Une radicalité que nous ne pouvons pas adoucir »
Mais nul besoin d'avoir toutes ces références pour adhérer à ce spectacle. Carolina Bianchi questionne la masculinité avec sa matière : le théâtre et les gens de théâtre. Ce qu'elle creuse en 2e partie sont les notions de succession, d'héritage, d'initiation à la fraternité, comme une assignation à perpétuer une prétendue force qu'elle singe, faisant résonner le Happy together des Turtles en opposition au Let a boy cry de Gala. Elle les envie au fond, aurait voulu être un homme pour bénéficier de la protection qui entoure de facto un petit garçon dès sa naissance.
Convoquant Gisèle Pelicot, l'autrice Sarah Kane suicidée très jeune, elle fait aussi de The Brotherhood un écrin pour les blessées et les meurtries. Mais ne pas s'aviser à glorifier la sororité en miroir de la fraternité. Elle n'y voit qu'un concept néolibéral de plus. Méfiante, à raison, d'être catégorisée comme si cela allait la désarmer.
Avec The Brotherhood, elle pose un acte à la fois fort et basique : qui et quoi regarde-t-on ? Aller au fabuleux Leopold musuem de Vienne est un enchantement pour qui l'a déjà fait. Mais ce qu'elle pointe, c'est notre déficit d'exigence, notre méconnaissance coupable quand il s'agit d'y voir par exemple la rétrospective du peintre Otto Muehl membre du mouvement des Actionnistes viennois condamné pour pédocriminalité 19 ans plus tôt. Avec radicalité, calme et sans vengeance, elle dessille nos regards. Et cela laisse des traces.
Dans la lignée de Liddell
Carolina Bianchi s'inscrit avec force dans les pas du travail déboussolant et parfois pénible d'Angelica Liddell. « Ce travail insiste sur le fait de retourner à ce qui ne disparait pas » dit Carolina Mendoça, dramaturge de The Brotherhood, consciente que le premier volet « a généré des attentes ». Alors, avec Carolina Bianchi, elles y reviennent et affirment avec une splendide mise au point que les voix des femmes victimes de viol dans l'Histoire « ont été écartées et leur urgence [a été] interprétée comme un excès ». Voici enfin un lieu pour ce soi-disant excès : le théâtre. Carolina Bianchi s'inscrit ainsi dans une ligne de femmes artistes-performeuses qui déjà se sont approprié le plateau de cette sorte. Parmi elles, Angelica Liddell, encore jamais venue à Lyon, qui impose une vision plus lourde et chargée d'empreintes christiques que ne le sont les propositions de Carolina Bianchi. L'autorisation que la sexagénaire espagnole s'est accordée depuis les années 1990 pour autopsier la place des femmes dans le monde et le cercle intime infuse dans cette trilogie. Le travail de Carolina Bianchi se rapproche aussi de celui de la quadragénaire argentine installée à Madrid; Marina Otero, qui a présenté récemment un autre triptyque (Fuck Me, Love Me et Kill Me). Cependant la jeune Brésilienne parvient à trouver un équilibre entre performance et récit, enjeux intimes et universels qui font de ce 2e volet un spectacle aussi recevable que mémorable, absout de toute vengeance.
The Brotherhood
Du 6 au 9 novembre 2025, au théâtre des Célestins (Lyon 2e) ; de 8 à 42 €
Texte publié aux éditions des Solitaires intempestifs (88 pages ; 15€)