Âme damnée

Figure montante du jeune théâtre français, Jean Bellorini présente la toujours nécessaire "Bonne Âme du Se-Tchouan" en version bal de village. Séduisant. Et après ? Nadja Pobel


En fait de figure montante du théâtre français, Jean Bellorini est depuis ce début d'année une personnalité établie. À trente-deux ans, il vient en effet de se voir confier la direction du Centre Dramatique National Gérard Philipe de Saint-Denis, après que sa compagnie Air de Lune y a été accueillie en résidence en même temps qu'il était artiste invité du Théâtre National de Toulouse piloté par Laurent Pelly. Ces deux metteurs en scène partagent d'ailleurs un même goût affiché pour le spectacle et la joie de divertir avec intelligence et exigence.

Pourtant, l'empreinte que nous laisse Bellorini n'est pas aussi vivace que celle du premier. Peut-être parce que les costumes signés (siglés ?) Macha Makeïeff font éternellement penser aux Deschiens et n'aident de fait pas à pénétrer dans un univers personnel. Ou peut-être parce que, par ailleurs, tous les acteurs sur le plateau ne sa valent pas. Il faut en tout cas reconnaitre que cette fois-ci, contrairement à Paroles gelées, dont le propos - d'après Le Quart-livre de Rabelais - paraissait noyé au sens propre comme au figuré dans un décor tape-à-l'œil, Bellorini donne toute la mesure de La Bonne Âme de Se-Tchouan, pièce peu jouée et résolument passionnante qu'il a habilement adaptée avec son comédien Camille de la Guillonnière.

«Aimer, ça coûte trop cher»

Il faut dire que la colère et le désabusement avec lesquels Brecht a rédigé cette pièce en 1938 - il était alors exilé en Scandinavie pour fuir l'Allemagne nazie - n'ont pas pris une ride. Dieu y est en visite en Chine, où seule la prostituée Shen Té veut bien l'héberger. En échange, cette bonne âme se voit octroyée mille dollars, avec lesquels elle ouvre un dépôt de tabac en même temps qu'elle s'engage à être généreuse avec son prochain, qui lui ne manque pas de profiter de ses biens et de sa gentillesse. Pour se défendre dans ce monde accaparé par les affaires («mais Ghandi ou l'abbé Pierre faisaient-ils des affaires ?» demande l'un d'eux) et où la religion ne la sauve de rien, au contraire, elle s'invente un double, son cousin Shui Ta.

L'une comme l'autre sont parfaitement incarnées par la magnétique Karyll Elgrichi, qui évolue avec une troupe soudée - histoire de nous rappeler la modernité du texte, elle reste à l'entracte sur scène à écouter France Info, comme aime le faire chez Michel Raskine - et sur une scénographie dressant de magnifiques tableaux. La musique live, elle, est comme dans chaque spectacle de Bellorini une composante essentielle, mais ne parvient à insuffler aucun supplément d'âme à ce spectacle très (trop) bien huilé.

La Bonne Âme du Se-Tchouan
Au Théâtre de la Croix-Rousse, jusqu'au dimanche 2 mars


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Et ils tapent, tapent, tapent...