Le moins que l'on puisse dire c'est que l'Apocalypse annoncée par le calendrier maya pour le 21 décembre 2012, s'il fait doucement sourire (peut-être un peu jaune, au fond), est devenu à mesure que l'on s'en approche une véritable mine pour la pop culture. Quelle que soit l'acception que l'on ait du terme « apocalypse » qui désigne tout autant la fin du monde - ou d'un monde, comme l'avait admirablement montré Mel Gibson dans le terrible Apocalypto sur le déclin de la civilisation Maya justement (1) – que « révélation » au sens étymologique du mot. Bref, quelque chose comme l'idée d'un changement brutal et la fin si ce n'est des temps, du moins d' « un certain temps ».

Comme si l'angoisse, ce petit doute, qui sourd en chacun de nous, et conduit une quantité toujours plus croissante d'illuminés à faire grimper le prix des terrains à Bugarach (Aude) où, paraît-il, la fin du monde n'aura pas lieu, trouvait une catharsis dans l'évocation fictionnelle de l'événement – qui pourtant, l'exemple du 11 septembre ou du tsunami japonais de l'an dernier le montrent, ne parvient jamais à atteindre le degré de sidération produit lorsqu'une catastrophe « plus vraie que nature », ou mieux « plus vraie que la fiction » se produit dans la réalité.

Civilisation disparue

Certes, le sujet est presque aussi vieux que le cinéma lui-même mais depuis plusieurs mois, du très fin 2012 de Roland Emmerich au plus récent Take Shelter (où le héros incarné par Michael Shannon vit hanté par la prémonition d'une catastrophe), de Contagion à la série The Walking Dead, de La Route à Melancholia, semble sourdre la même angoisse. On peut ajouter, comme le faisait les Cahiers du Cinéma sous la plume de Stéphane Delorme, dans leur numéro bilan de décembre 2011, La Dernière Piste (Kelly Reichardt) ou Essential Killing (Jerzy Skolimowski)

    « qui semblent appartenir à un monde d'où toute civilisation a disparu »,

pas si éloigné de celui de La Route au fond. Et Delorme d'ajouter :

    « Le cinéma a imaginé un état global d'affaissement du vieux monde. »

Un phénomène d'autant plus troublant à l'heure où l'économie mondiale sombre en psalmodiant un proverbial « jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien », comme s'il s'agissait de se voiler la face.

 

Philosophe pop

Ce n'est pas autre chose que dévoile le philosophe pop et psychanalyste lacanien slovène (et communiste (2)) Slavoj Zizek dans un livre paru début 2011 mais qui n'a jamais été autant d'actualité : Vivre la Fin des Temps (Flammarion). 


En guise de diagnostic Zizek citait il y a quelque temps sur France Culture à son hôte Alain Finkielkraut cette plaisanterie sur l'échange mythique (au sens premier du terme) de télégrammes entre les états majors allemands et autrichiens pendant la Première Guerre mondiale, aux premiers qui constataient :

    « ici la situation est sérieuse mais pas catastrophique »,

les seconds répondaient :

    « ici la situation est catastrophique mais pas sérieuse ».

Opposé à l'idée, finalement saugrenue, de « Fin de l'Histoire » imposée par Francis Fukuyama au moment de la chute du bloc communiste, Slavoj Zizek nous offre sa vision de la fin des temps à savoir l'agonie du capitalisme et l'aube du mutation majeure de nos sociétés. C'est au sens de « révélation » qu'il faut entendre sa vision de « l'Apocalypse à venir », comme le suggère le bandeau rouge qui ceint son livre.

Pour lui « le système capitaliste global approche un point zéro apocalyptique » dont les quatre cavaliers seraient :
-La crise écologique
-Les conséquences de la révolution biogénétique
-Les déséquilibres dus système
-La croissance explosive des divisions et explosions sociales.

Ce qui est toujours passionnant avec ce jovial pop philosophe, et ce qui nous intéresse plus particulièrement ici – l'oeuvre étant trop vaste pour être décortiquée dans son entier tant elle recouvre de domaines –  c'est qu'il n'hésite pas, comme dans chacun de ses livres, à s'appuyer sur des éléments constitutifs de la pop culture, dont il a une connaissance encyclopédique, pour étayer ou illustrer son propos. C'est le cas notamment lorsqu'il évoque le déni de nos sociétés face à la catastrophe (3).

Un déni général bien entendu mais que l'on pourrait illustrer, pour la bonne bouche, par ce formidable extrait tiré du documentaire Les Nouveaux chiens de garde, sorti ce 11 janvier, et une prestation soufflante d'Alain Minc sur la crise économique et la santé du système libéral :


Les Nouveaux chiens de garde, extrait 3 par telerama


Le Masque de la Vérité

Zizek analyse ainsi une forme de régression idéologique occidentale à travers une série de filmsdont l'un des plus parlant est sans doute The Dark Knight de Christopher Nolan. Lequel serait selon Zizek le symptôme d'une « indésirabilité de la vérité » et même d'une nécessité renouvelée de mensonge pour maintenir debout un système social chancelant. Ainsi lorsque Batman et le policier Gordon décident que le super-héros masqué endossera les crimes du procureur Harvey Dent pour ne pas saper le moral de la population à l'idée qu'Harvey Dent était une ordure. Ce que Zizek résume en :

    « seul un mensonge peut nous sauver ».

Or pour Zizek, la seule « figure véridique » du film est le Joker, qui lui ne porte pas de masque, mais EST un masque, et exige que soit révélée l'identité de Batman (ce qui conduira Dent à se faire passer pour Batman et Gordon à simuler sa propre mort ; on vous laisse revoir le film). Le Joker est ainsi le seul protagoniste qui soit en quête de vérité, fut-ce au prix de la destruction de l'ordre social, sans doute parce qu'il sait que celle-ci est à venir.

En posant l'hypothèse que derrière le masque-visage du Joker, il n'y a pas de « gars ordinaire », il le compare à la figure même de Lacan au prétexte que selon Zizek, le psychanalyste ne portait jamais de masque social. Le comparant au Masque de la Mort Rouge, dans une des plus illustres nouvelles d'Egdar Poe, où un château est décimé par un étrange personnage masqué, Zizek fait du Joker un révolutionnaire, comparable à ceux de 1917 (en cela, la figure de Mort Rouge n'est pas innocente (4)) qui souhaitent que tombent des masques qui ne tiennent que par le mensonge.

 

Légende à géométrie variable

Ce renversement des valeurs, Zizek l'illustre brillamment par l'exemple du remake. Et plus particulièrement celui de l'adaptation d'un célèbre roman de Richard Matheson qui a connu trois adaptations successives au cinéma, Je suis une Légende, dont la plus connue est évidemment la dernière avec Will Smith. L'histoire est celle d'un homme, Neville, qui a survécu seul à une épidémie dont les seuls autres survivants sont des vampires que le héros décime un à un pour survivre.

Zizek remarque notamment comment le titre Je suis une Légende a connu un renversement complet de sens entre la première adaptation (titré en anglais, The Last Man On Earth, 1964, avec Vincent Price) la plus fidèle au roman et celle, la troisième, qui met en scène Will Smith dans les ruines de New-York. Dans la première et dans le roman, le héros est une légende auprès des vampires. Par un renversement de perspective, c'est Neville (Morgan dans le film) qui devient le « vampire », le monstre mythique que l'on décrit traditionnellement dans les légendes et qui tue les véritable vampires du film dans leur sommeil.

Dans la version la plus récente, le personnage de Will Smith est aussi une légende, mais pour les quelques survivants installés dans un repère fortifié du Vermont, qui ont eu vent de ces activités (dézingages de vampires-zombies et recherche d'un vaccin). Ce, d'autant plus qu'après avoir trouvé un remède au virus qui a décimé la population, il sacrifie sa vie de manière christique pour sauver le reste de l'humanité.



VO I am legend Trailer par Saku399

De l'expérience "multiculturaliste" du premier film – dont la morale serait
    
    « notre tradition ne vaut guère mieux que ce qui nous semble être les traditions     « excentriques » des autres »

 – , on glisse selon Zizek vers une forme de fondamentalisme religieux où le monde est sauvé in extremis par une figure divine.

On ajoutera : une apocalypse au sens premier du terme, où Dieu, par le biais d'une figure christique, reconnaît en quelque sorte les siens pour un jugement dernier, vision on ne peut plus représentative d'une Amérique alors dominée par le fondamentalisme de Bush (le film date de 2007) mais qui élira un an plus tard un président noir présenté comme le Messie.


Terra Nova

Ainsi dans toute catastrophe, comme dans tout film-catastrophe, il n'y aurait donc que deux issues : la mort ou la survie. Or d'après Zizek, citant l'écrivain viennois Arthur Feldman,

    « la survie se fait toujours au prix de la vie elle-même »,

comme l'illustre d'ailleurs parfaitement ajoutera-t-on des séries comme The Falling Skies, The Walking Dead ou sa jumelle anglaise (dénuée de zombies) Survivors. Terra Nova, nouvelle série (au nom de think tank de gauche) produite par Steven Spielberg est d'ailleurs intéressante en cela qu'elle nous montre des gens qui, grâce à une porte spatio-temporelle, s'installent 85 millions d'années avant notre ère, pour échapper à une terre, celle de 2149 en voix d'extinction. Ils tentent alors de réorganiser, pour ne pas dire recréer, la vie et non seulement une survie. Ce qui n'est rendu possible que par le fait qu'ils ont anticipé et accepté l'idée d'une catastrophe.

Ainsi le livre de Zizek se présente-t-il comme un questionnement sur l'apocalypse de notre système, mais aussi comme un livre de lutte
    
    « contre l'ordre global et la mystification idéologique qui étaye celui-ci ».

Empruntant à Alain Badiou la formule « mieux vaut un désastre qu'un désêtre », Zizek engage à
    
    « courir le risque de la fidélité à un Evénement-Vérité »,

à renoncer à la poursuite systématique de l'option la moins mauvaise dans le souci de l'évitement du pire, même si cela finit en catastrophe, plutôt que
    
    « de végéter en mode survie – la survie utilitaro-hédoniste de ce que Nietzsche a appelé le dernier homme ».

Ce dernier homme (ou ces derniers hommes) que l'on voit fleurir un peu partout sur nos écrans, sans que l'on sache trop s'il s'agit d'un avertissement, d'un fantasme, de la matérialisation d'une peur inconsciente ou d'un appel à la conscience. Et qui est sans doute tout cela à la fois.


(1) On se souvient que le film s'achevait sur une plage par un face-à-face lors duquel le héros maya, Patte de Jaguar, se trouvait « sauvé » de ses poursuivants par l'arrivée pour le moins inattendue des premiers colons espagnols, promesse d'un Nouveau Monde qui passerait forcément par la fin de l'Ancien. Pressentant que plus rien ne serait pareil, Patte de Jaguar emmenait alors sa famille loin dans la forêt. Une fin comparable à celle de Danse avec les Loups où John Dunbar/KevinCostner, abandonne sa tribu pour fuir dans la forêt l'avancée de l'armée lancée à sa recherche, et au-delà l'avancée de la colonisation.

(2) La conception Zizekienne du communisme, comme il le déclarait dans la même émission de France Culture n'est pas celle d' « un système qu'on doit réaliser pour que tout soit bon dans le futur, ce n'est pas le marxisme, c'est seulement le nom de la prise de conscience d'un problème commun, pas un programme ». Dans son livre, Zizek voit d'ailleurs dans des figures comme les super-héros de la séries Heroes, les X-Men ou La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, une manière de communauté alternative qui vient à bout des problèmes de manière collective.

(3) L'une des cinq phases de l'attitude occidentale quant aux changements à venir (qui sont autant de chapitres de Vivre la Fin des temps). A savoir :
-Le déni
-La colère
-Le marchandage
-La dépression (dont le Melancholia de Lars Von Trier est sans doute l'ultime et la plus symbolique représentation)
-L'acceptation.

(4) Zizek cite d'ailleurs un film soviétique, Le Fantôme errant en Europe, datant de 1923, comme une adaptation de l'oeuvre de Poe à la sauce Révolution d'Octobre.

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