La tête lourde, avec Bénédicte Muller
Bande dessinée / Comment ne pas perdre la tête quand on est dépossédée de son corps ? C'est la question autour de laquelle gravite la première BD de l'autrice-illustratrice lyonnaise Bénédicte Muller "La tête sur mes épaules".

Photo : La tête sur mes épaules, de Bénédicte Muller aux éditions Atrabile, éditions Atrabile
Dans un univers doux, aux couleurs pastel, s'agitent des silhouettes simples sur fond blanc. Huit enfants, presque indifférenciables et qu'on croirait dessinés au crayon de bois, s'agitent. Désœuvrés mais pas malheureux, ils se lancent avec bonhomie dans une partie de bowling avec leurs têtes en guise de balles. Leurs visages roulent sur le sol. Dès les premières pages de l'ouvrage, un cadre perturbant est posé : en dépit du trait naïf, l'environnement flirte déjà avec quelque chose de macabre et de dérangeant.
De tout petits enfants
Les règles qui cadrent La tête sur mes épaules sont étranges : tous les personnages de l'histoire peuvent se séparer de leurs têtes, même si les adultes - disproportionnellement grands - désapprouvent. Ceux-ci lorgnent toujours sur les huit enfants de très haut, tant et si bien qu'on ne peut que rarement voir le leur, de visage. Pourtant ils jouent aussi avec leurs têtes et les désolidarisent de leurs corps. Parfois même, l'un ou l'autre pose sa tête à hauteur des enfants, parmi lesquels Martha, la petite narratrice de cette histoire. La fratrie gravite alors autour de ce gros visage comme huit petits astres autour d'une planète, ravis d'obtenir un peu de l'attention tant espérée. Un adulte se prête au jeu un peu plus que les autres, son énorme visage, gros, gras et disgracieux rend régulièrement visite aux enfants, pour rire avec eux. Celui-ci provoque des tornades avec sa bouche, avale l'un ou l'autre pour s'amuser, fait des bisous sur les mains de Martha. La grosse tête est très drôle, elle s'intéresse beaucoup aux enfants.

Une gigantesque omerta
Un soir, la grosse tête rend visite à Martha dans sa chambre, pour discuter des étoiles. Elle finit étrangement, par s'endormir sur le lit de la petite fille. Et dans la nuit, elle lui roule dessus. Le corps de Martha est tout déformé, tout abîmé, sa tête est devenue énorme, pèse une tonne, et est entourée du fantôme de la grosse tête. Mais personne ne semble s'en rendre compte, s'en inquiéter, tandis que Martha se laisse entraîner dans des abîmes de culpabilité : comment a-t-elle pu se laisser écrabouiller ? Que faire de ce corps tantôt en ruban, tantôt troué en son milieu ?
« L'enfant apprend la résignation. Chaque tentative manquée pour se plaindre marque au contraire un succès dans la didactique du renoncement, succès proportionnel à l'investissement de l'enfant dans sa tentative de mettre fin aux abus. Ensuite, dans sa vie, et quel que soit le sujet, l'incesté saura qu'il est inutile de lutter », peut-on lire en page 182 de l'ouvrage de référence Le berceau des dominations écrit par Dorothée Dussy, fondation de nombreux travaux menés sur l'inceste en France et dans le monde depuis 2013. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : les têtes qui roulent, les bouches géantes, les meubles océans, les corps en rubans, les forêts d'armoires... forment une multitude de métaphores, de symboles, d'allégories pour traverser la déflagration provoquée par l'inceste sur une vie d'enfant, puis, plus tard - car l'horreur ne s'arrête jamais - sur une vie d'adulte.
L'autrice-illustratrice lyonnaise signe ici une première BD de très grande qualité, un objet étrange, à la fois concret et onirique, qui active un sentiment de malaise tenace, avant même que la forme du discours ne soit clairement compréhensible. À lire.
La tête sur mes épaules, de Bénédicte Muller
Parution le 12 septembre 2025 aux éditions Atrabile ; 24€
Rencontre jeudi 6 novembre à la librairie Passages (Lyon 2e)