Jusqu'à la pulpe des doigts de Tony Iommi
Poésie / Une ode à la ténacité et au génie de Tony Iommi, bassiste de Black Sabbath, sertie dans une prose à la fois envoûtante et répugnante, qu'on lâche difficilement.

Photo : Aurélien Lemant 2025 © Fabien Thévenot
« Les frettes en maillechort qui parcourent le manche sont vicieuses, elles établissent une herse à péage pour chaque demi-ton. Si tu veux passer il faut payer en supplices ton droit au voyage sur le bâton hurleur » : l'ouvrage d'Aurélien Lemant revisite le parcours du bassiste culte de Black Sabbath, Tony Iommi, avec une verve improbable, presque incantatoire. On aurait pu y découvrir un récit tellement pointu que réservé aux seuls fans du groupe, aux maniaques du heavy metal et de l'un de ses pères spirituels. Pas du tout. La forme extrêmement contemporaine de la poésie de son auteur est déjà une découverte à faire, une déambulation à mener. Souvent orgiaque, homicidaire, déferlement de circonlocutions excessives, les mots d'Aurélien Lemant ne s'empêchent pour autant d'évoquer la joie, les célébrations tandis que quelques délires pop et fantasques aèrent son récit.
Éloge de la mutilation
Surtout, l'auteur ne s'attarde pas tant à célébrer l'émergence de nouveaux sous-genres du metal que la sublimation de la main martyre du bassiste, le miracle du dépassement d'un handicap qu'on eut pu croire fatal pour son art. Âgé de 17 ans, alors qu'il s'apprêtait à démissionner de son travail à l'usine pour se consacrer à sa musique, l'adolescent précaire de Birmingham s'est fait amputer des deux phalanges de sa main droite, l'annulaire et le majeur, par une presse hydraulique. Cela n'arrêta pas Tony Iommi, qui fabriqua des prothèses de fortune, et acharna ses doigts mutilés sur les cordes de sa basse « c'est dans l'extrême lenteur que s'épanouirait le moignon de Tony Iommi, tarentule pesante en funambulisme sur ses six fils détendus, noueuses phalanges capuchonnées d'immondes prothèses de plastique singeant les morceaux d'arpions absents, tels l'annulaire et le majeur du cadavre déjà glauque d'une sorcière », écrit Aurelien Lemant à ce sujet. Il compare évidemment le cas Iommi à celui Reinhardt, élaborant une philosophie magnifiant à la fois la contrainte mais aussi le génie des contraints, parents fertiles d'une création inimaginable par les valides.
Le texte est suivi d'une élégie au manager du groupe, Sandy Pearlman, parrain des premiers punks et grand « prophète » du heavy metal : « on retrouve ce fond de l'ancestral chez Pearlman, ce cran plus bas qui remonte à la bouche et au verbe, comme une vase remuée par la palme ou la nageoire », en dit l'auteur. L'ensemble de l'ouvrage, à la mise en page et au rythme changeant, emmène son lecteur (ou son auditeur, rappelons que c'est de la poésie, et qu'il est aussi bon d'en expérimenter la mélodie) dans des explorations imprévisibles, tantôt profusion, tantôt épurement. L'essayiste, comédien et dramaturge Aurélien Lemant qui avait livré un essai à la forme hybride sur son auteur de chevet Philip K. Dick aux éditions lyonnaises le Feu sacré, rejoint la jeune collection de la même maison, consacrée à la poésie : Menace mineure.
Les doigts de Tony Iommi (aux éditions le Feu sacré) ; prix non-communiqué
Rencontre et lecture d'Aurélien Lemant mercredi 24 septembre à la librairie Relie-Délivre (Lyon 1er) ; entrée libre